Louise Chanterive

La nuit tombait lentement quand Julia et Racoune arrivèrent à la demeure décorée de colonnades et d’une fresque des monts blancs. Ils ne savaient pas exactement à quoi ils devaient s’attendre : la maison était isolée, entourée d’une clôture et d’une grande haie qui cachait bien la petite cour privée. La grille du portail était laissée entrouverte et le jardin semblait bien entretenu, malgré son aspect terne et flétri dû au printemps tardif et à la pluie incessante des derniers jours. Quiconque possédait cette maison devait certainement posséder beaucoup d’argent aussi. Chez qui Karimel les avait-il menés?

Personne ne vint leur ouvrir après qu’ils eurent frappé à la grande porte double.

« Il y a quelqu’un? » cria Julia, avant de cogner de nouveau, encore plus fort. Racoune se rangea sur le côté, surveillant les alentours car il trouvait toute cette scène lugubre. Au bout d’une minute, quelqu’un se manifesta enfin : une louve ouvrit très timidement la porte, ne laissant voir à Julia que son visage, et la dévisagea de la tête aux pieds en ne disant rien.

« Nous sommes des amis de Karimel Beaudelair », dit fermement Julia, redressant bien sa posture pour cacher son habituelle incertitude. Elle souleva le pendentif qu’elle gardait autour du cou, se disant que de montrer son appartenance au Culte aiderait à ce qu’on lui fît confiance.

La louve disparut dans l’obscurité pour revenir après un instant seulement : « Vous pouvez entrer, mais une seule personne à la fois, s’il vous plait. Nous vérifierons que vous n’êtes pas armés. Vous d’abord, madame. »

Julia poussa lentement la porte et y vit la louve dans le vestibule en train de l’observer patiemment avec un léger sourire. Lorsqu’elle eut fait deux pas à l’intérieur, la porte se referma lentement derrière elle. Elle regarda tout autour d’elle, puis soudainement, elle sentit des pattes griffues monter sur son dos.

En tournant la tête, elle vit pendant un très court instant le visage de la souris qui lui avait sauté dessus. Dans sa confusion et sa panique, elle ne se rendit pas compte que, en grimpant sur ses épaules, elle avait passé une corde au-dessus de sa tête. Aussi vite qu’elle fut montée, elle redescendit en bondissant au sol et en s’agrippant à la corde, entrainant dans sa chute la jeune femme qui tomba à la renverse.

La souris serrait le nœud autour de son cou en tirant comme une forcenée. La louve qui l’avait accueillie s’empara rapidement de son épée. Julia voulut se débattre, mais sa vision s’obscurcit subitement tandis que ses muscles commençaient déjà à faillir. Elle fit de faibles et tremblantes ruades et ne put émettre que des sifflotements et des grognements paniqués d’étouffement.

Le loquet de la grande porte se rompit dans un bruit de bois fendu et de métaux s’entrechoquant, et il éclata en deux pour finir sur le sol et les portes s’ouvrirent enfin. Racoune fit irruption à l’intérieur avec sa hachette en main et se jeta sur la souris. « Laissez-la! » dit-il. Il réussit à lui faire lâcher prise et à la clouer au sol. La souris lui mordit sa main armée, puis le raton laveur riposta en lui mettant un coup de poing sur le bord du museau.

On entendit à ce moment quelqu’un crier : « Arrêtez-vous! Ils sont amicaux! »

Racoune releva la tête et reconnut la voix et le visage du renard blond qui venait de s’interposer. Celui-ci le repoussa avec une lance pointée devant ses yeux. « Ça suffit comme ça! dit-il. Relève-toi! »

Il recula, et le renard posa sa lance lorsqu’il jugea les hostilités terminées.

« Les Beaudelair n’ont aucun ami! gronda la souris en se remettant debout.

— Écarte-toi! lui dit le renard. Je connais celui-ci personnellement, je promets qu’ils sont avec nous. Il ne faut pas les attaquer. »

Julia resta écrasée par terre tout entortillée. Racoune la souleva pour la trainer doucement et l’assoir conte le mur au pas de la porte. Tout son corps se mit à trembler et sa toux fut si violente qu’il lui fut presque impossible de reprendre son souffle. Elle se fit toute petite en repliant lentement ses genoux. Elle fut prise d’une sensation de brulure intense là où la corde avait frotté sur sa peau, donc elle couvrit son cou de ses deux mains en émettant de faibles plaintes. Il lui fallut un très long moment avant qu’elle pût de nouveau distinguer ce que ses yeux voyaient, et plus encore avant qu’elle entendît autre chose qu’un bourdonnement assourdissant et les battements affolés de son propre cœur.

« Que vient faire cette femme! couina la souris.

— Elle n’est pas votre ennemie! dit fermement Racoune. Elle est la femme la plus honnête, la plus juste et la plus pieuse que cette terre a portée. Vous ne trouverez pas d’alliée meilleure qu’elle chez les humains. Je vous défends de l’attaquer.

— Comment tu nous as retrouvés? demanda le renard.

— C’est Beaudelair! continua la souris. C’est Beaudelair qui a cafardé! Elle est pas net, je vous le dis! Elle va envoyer ses chiens contre nous!

— C’est un renard nommé Karimel qui nous a dit où vous trouver, l’interrompit Racoune. Je ne m’attendais pas à te voir ici, mais je m’attendais encore moins à ce qu’il nous envoie nous faire charcuter.

— Excuse-nous… dit calmement le renard blond en haussant les épaules. Tu comprendras qu’on se méfie un peu, lorsqu’un inconnu se présente à nos portes de manière non annoncée.

— Vous avez failli la tuer! cria Racoune avec colère. Vous n’exagérez pas un peu sur la méfiance? » Il s’agenouilla et serra Julia dans ses bras, qui était encore tremblante et faiblarde. Ses yeux étaient vitreux et semblaient dépourvus d’esprit, et sa tête était légère et tournoyante, mais elle fixait terrifiée la souris qui l’avait attaquée et qui l’observait en retour. Celle-ci semblait d’abord agressive et menaçante, mais peu à peu, son expression changea pour de la confusion. Elle ne devait pourtant pas mesurer plus d’un mètre dix; « Si petite mais si funestement farouche », songea Julia. Il s’en serait fallu de quelque secondes, si Racoune n’était pas intervenu.

« Je vous présente toutes mes plus plates excuses, dit le renard blond à l’attention de Julia. Sachez qu’à partir de maintenant, je m’engage à vous protéger au péril de ma vie, en espérant que vous pardonniez l’écart de conduite de ma petite compagne délinquante. » Il se pencha respectueusement devant Julia, mais celle-ci voyait toujours flou, et ne comprit pas sur le coup de quoi il était en train de parler. « Appelez-moi Arabesque. Arabesque le fennec. Je suis un grand ami de Timothée, il vous a surement parlé de moi et de nos aventures romanesques dans le sud du pays.

— Vous êtes charmant, dit Julia, la voix frêle et étouffée; mais je ne veux pas d’un protecteur. Me faire servir est contraire à mes valeurs. Où est mon épée? Qui a pris mon épée? »

La louve qui était restée en retrait regarda ses différents comparses l’air un peu perdue. Elle s’avança très nerveusement pour déposer l’arme sur le sol devant Julia. « Je suis désolée, bredouilla-t-elle. On ne sait jamais ce qui peut se passer. Personne ne vient jamais nous voir et je n’ai pas reconnu l’amulette que vous m’avez présentée. Je m’appelle Élaine. J’espère que vous pardonnerez notre réaction quelque peu démesurée… »

Les regards de tout le monde se posèrent sur la souris qui avait essayé de rester silencieuse et qui, voyant qu’elle s’en était prise à une alliée, se sentit affreusement honteuse. Le fennec l’accrocha : « Allons, Betsy! Qu’est-ce qu’on dit? »

La souris observa chacune des personnes dans la pièce avec un sentiment de culpabilité et de honte grandissant, mais aussi de colère certaine. « Vous avez tous donné votre accord pour qu’on la tue sur-le-champ! grogna-t-elle. On s’était tous concertés! Ça n’était ni un écart de conduite, ni une réaction démesurée! Vous me mettez tout sur le dos, comme d’habitude. Pour quoi vous me faites passer, maintenant? Vous êtes tous aussi responsables que moi! » Elle marqua une pause, sa voix furieuse commençant à fléchir sous le poids de la gêne. « Bon… heureusement que votre ami était là pour corriger le tir.

— Heureusement que j’étais là, oui! dit Racoune avec cynisme. Tu n’y vas pas de main morte, un peu plus et elle y restait!

— C’est justement le but, répondit sèchement la souris, que ça aille très, très vite! Et sans effusion de sang! Je ne tue pas pour mon plaisir. Nous sommes tous préparés à faire ça. Lui se tenait prêt à te transpercer s’il ne t’avait pas reconnu. (Elle pointa Arabesque du doigt.) Tu aurais dû te présenter en premier, nous n’aurions pas eu de doute. Ou ne pas mentionner le nom des Beaudelair.

— Arrêtez-vous, s’il vous plait… » souffla Julia, qui redevenait lentement lucide.

Elle empoigna son épée et réussit péniblement à se mettre debout, en s’appuyant sur le mur, puis elle rangea son arme dans son fourreau. Elle fut de nouveau prise de vertige lorsqu’elle fut redressée, à un point qu’elle craignit perdre connaissance à l’instant. Racoune dut la retenir pour qu’elle ne s’effondre pas par terre. Ils suivirent le groupe qui les guida vers une salle de séjour, jusqu’où il aida Julia à marcher et où celle-ci put s’étendre sur un canapé. Racoune leur expliqua rapidement leur quête et le voyage qu’ils avaient fait pour arriver jusqu’ici.

« On a déjà fait affaire avec ce renard que vous avez rencontré, dit Arabesque. Un renard torturé, flamboyant mais sombre et opaque à la fois, qui semble prêt à s’ouvrir mais qui voue une admiration sans borne envers ses maitres. L’un de nos amis croyait avoir réussi à l’amadouer et à le convaincre de quitter, une fois; mais il s’est retourné au dernier moment, il a appelé sa maitresse, et cet ami avec qui il était, nous ne l’avons jamais revu. Depuis, nous vivons dans la crainte qu’il parle de nous aux humains et qu’on vienne nous chasser.

— Je comprends parfaitement », souffla Julia. Elle resta craintive de la souris qui l’avait agressée à son entrée, mais aussi de tous les autres. Elle prit conscience qu’en ce jour et à cet endroit, les ententes avec les Asiyens étaient beaucoup moins cordiales qu’à la Roselière et qu’il lui faudrait un certain temps pour mériter leur respect.

Elle ne savait pas exactement ce qu’elle trouverait dans cette maison, mais elle escompta profiter du fait que Racoune connaissait l’un de ses occupants pour se reposer quelques jours; si leurs hôtes acceptaient.

Une vingtaine de minutes plus tard, ils rencontrèrent la propriétaire de la maison, qui entra dans la pièce depuis l’autre côté et qui prit tout le monde par surprise. Il s’agissait d’une petite fille d’environ treize ans : elle avait de longs cheveux blonds et bouclés et un regard bienveillant, et elle portait une robe blanche et bleu ciel d’une fabrication et d’une propreté remarquables. Elle était accompagnée d’un Asiyen, un chat, à peine plus petit qu’elle mais visiblement bien plus âgé, qui suivait de tout près derrière. Ils arrivèrent avec deux paniers remplis d’œufs de poule, du pain, du pâté, du fromage et un bocal de lait. La fillette regarda Julia avec un air surpris en premier lieu, mais rapidement, elle lui sourit d’une oreille à l’autre.

« Bonjour, madame! dit-elle doucement. Bienvenue dans ma modeste demeure. Je m’appelle Louise! Et voici mon fidèle ami, Yvain. Vous voulez du thé? »

Julia fut si décontenancée par cette rencontre qu’elle fut incapable de répondre quoi que ce soit et regarda plutôt les autres invités en se demandant chez qui elle avait mis les pieds. Elle sursauta violemment lorsque, derrière elle, de l’autre côté de la pièce, le feu prit subitement dans l’âtre du salon, illuminant et réchauffant la pièce. Quelques minutes plus tard, la petite Louise revint pour y suspendre une bouilloire. Julia ne prononça aucun mot en sa présence, mais la fillette eut l’amabilité de lui servir le thé et de lui proposer une tartine. Les autres invités sur place ne montrèrent aucune gêne à se servir dans la nourriture.

Louise remarqua le collier que Julia portait et comprit son appartenance au Culte, mais elle remarqua également les traces qu’elle avait au cou qui commençaient gravement à paraitre. « Bonté divine! Que vous est-il donc arrivé? Avez-vous été pendue? » Même sous le choc, la petite Louise s’exprimait avec une sérénité déconcertante.

Julia ne répondit qu’en resserrant son manteau, s’imaginant vainement pouvoir dissimuler ses bleus sous ses vêtements. Elle sirota son breuvage très timidement, car chaque déglutition était à présent une douleur.

« Ça va sembler bizarre comme question, dit-elle, mais où sommes-nous?

— Vous êtes chez moi, enfin! répondit Louise en rigolant.

— Oui, mais vous êtes… enfin… mais qui êtes-vous? »

Louise haussa les sourcils l’air légèrement inquiétée. « Mon nom complet est Marie-Louise Leblanc Robin Chanterive, mais c’est bien trop long, je préfère qu’on m’appelle Louise. Il n’y a guère qu’Yvain qui m’appelle par mon vrai prénom. Et cette maison est ma demeure! »

Yvain s’adressa directement à la fillette. « Ma chère Marie-Louise, je crois que votre invitée est plutôt impressionnée par votre jeune âge et par vos talents magiques.

— Ah! Bien sûr! répondit la fillette toujours en riant. Je vois que vous êtes une fidèle du prince Adamant vous aussi et que vous êtes d’ascendance noble. Ne vous en faites pas, je sais parfaitement contrôler ma magie. Je suis suivie par les meilleurs magiciens en ville. Je suis également assez grande pour m’occuper, et mon ami Yvain reste toujours près de moi pour me surveiller.

— D’ascendance noble…? souffla Julia.

— Vous avez une épée, vous devez forcément être de la haute société. Je me trompe? » Julia baissa les yeux au sol, préférant une fois de plus ne rien répondre. « Je le sais, j’ai moi aussi une belle collection d’épées. Je vous la montrerai si ça vous intéresse. Vous n’êtes pas du pays, n’est-ce pas?

— Non… je viens d’un petit village de Kusama où j’ai grandi dans une chapelle. On m’a cédé cette épée en raison de mon dévouement envers la foi, mais je dois encore la mériter, et apprendre à la manier.

— Vous devez être une personne extraordinaire, s’ébahit Louise. Mes parents étaient également de fervents fidèles. On peut vous apprendre les armes, si vous voulez. Mes amis savent utiliser épées et dagues et Betsy est particulièrement redoutable avec un arc à flèches. À ce propos, comment les avez-vous connus? Faites-vous partie de leur petite clique? Vous maraudez, chassez les chasseurs, détroussez les marchands et les riches? »

Elle parlait toujours en souriant et avec légèreté, et cela mettait Julia affreusement mal à l’aise. La jeune femme se redressa doucement pour regarder autour d’elle, elle se rendit compte que tous s’étaient éclipsés et qu’elle était à présent seule dans la pièce avec Louise et Racoune.

« Vous avez l’air vraiment perdue, dit Louise. Vous vous sentez bien? »

Julia fixait très longuement Racoune, et elle finit par poser son bol et s’étendre de nouveau sur le canapé. « Excusez-moi, dit-elle. Vous avez raison, je suis un peu… déboussolée. »

Elle ne recouvra pas entièrement ses esprits avant encore un moment et elle réussit à s’assoupir après que son hôtesse lui apporta un oreiller. Aussitôt qu’elle reposa sa tête, ses yeux se fermèrent, et lorsqu’elle les rouvrit, voilà maintenant que la nuit était bien avancée et que tout le monde était endormi. Elle avait l’impression d’avoir imaginé tout ce qui lui était arrivé, comme un long cauchemar qui avait duré des semaines.

Racoune et Arabesque étaient en train de parler tout bas, à côté d’elle, assis près de la cheminée. Elle resta immobile les yeux fermés à écouter leur conversation.

« … ça fait plus de trois mois maintenant, disait Arabesque; je commence à trouver le temps long. Je suis en sureté, c’est au moins ça.

— Mais tu as des plans? demanda Racoune. Tu ne vas pas rester comme ça éternellement?

— Il y a longtemps que je navigue sans plan. Quand je ressortirai, ce sera pour m’en aller très loin. J’en ai marre d’être un vagabond, mais au moins, c’est quelque chose que je sais faire. Je m’en voudrais seulement de laisser Louise sur le carreau. Elle a juste treize ans, merde. C’est aberrant qu’elle soit laissée à elle-même.

— Elle est au courant, dis-moi?

— Oui… elle trouve ça amusant. Quand elle nous écoute parler, les autres et moi, elle a l’impression d’être dans un livre. En même temps, tu l’as vue : elle est complètement désinhibée par tout ça. Pas étonnant, vu ce qu’elle a traversé. Elle dit qu’elle veut devenir un assassin. Tu devrais la voir avec une arme en main, c’est comme un jeu pour elle; ça fait peur. Et sa magie, en plus… je ne sais pas bien ce qu’elle est capable de faire, mais je crois qu’elle a vraiment ce qu’il faut pour suivre cette voie. Et puis, ils ne sont pas tous réglos, dans leur guilde de magiciens, si tu veux mon avis. Il y en a certains qui ont une mauvaise influence sur elle.

— Et Yvain, dans tout ça?

— Oh, Yvain? Il n’en fera jamais rien. Le pire qui pourrait arriver, ce serait qu’il parte. Mais je crois plutôt qu’il va rester auprès d’elle jusqu’à sa mort. Il ne doit plus lui en rester long, de toute façon. »

Racoune secoua la tête. « C’est si triste…

— Triste? fit Arabesque. Je trouve ça pittoresque. Moi, à treize ans, je m’infiltrais déjà chez les gens pour voler leurs pâtisseries et leurs bijoux. Tu étais où, à treize ans, dis-moi? »

Racoune lâcha un grognement agacé et tourna la tête de l’autre côté. « C’est bien ce que je pensais, continua Arabesque. Tout le monde dans cette maison a eu une vie de merde, mais on a toujours fait que ce pour quoi on était doué. Pourquoi tu es sorti, toi? Ta soif infinie pour l’aventure et le danger? L’envie de braver la mort à nouveau, de combattre les pilleurs et les bandits de grand chemin? Ou bien en devenir un?

— Je ne suis pas venu seul, dit Racoune.

— Ah! Mais qui c’est, cette femme, pour toi? Tu ne m’as jamais parlé d’elle.

— Et je ne lui ai jamais parlé de toi. Mais elle est la seule famille que j’ai, c’est pour elle que je suis retourné à Kusama, et c’est pour elle que je suis venu ici aujourd’hui. Elle veut libérer les esclaves au pays.

— Tu plaisantes? rigola Arabesque. Quel intérêt aurait-elle à faire ça?

— C’est une histoire compliquée. Disons juste qu’elle est extrêmement dévouée à son culte dont les lois punissent la pratique de l’esclavage. Elle avait un avenir confortable au village, elle devait transmettre la foi; mais cette cause est plus importante pour elle. Elle n’a peut-être pas les mêmes motivations que nous, mais elle a toute la volonté de combattre, probablement plus que nous. Elle est convaincue que c’est son devoir de combattre les injustices dont nous sommes victimes. »

Arabesque hocha la tête. « Si c’est vrai, c’est fascinant, dit-il. Dommage que ce soit à notre porte que vous ayez frappé : nous n’avons pas vraiment eu l’occasion de participer à la résistance. Nous ne sommes pas les plus impliqués dans la cause. Mais je me suis déjà engagé à la protéger. Il me tarde de repartir à l’aventure avec elle. »

Racoune parut dubitatif. « Tu as dit ça sérieusement?

— Bien sûr, enfin, dit Arabesque, l’air courroucé. Je suis un renard d’honneur. Elle a failli être tuée par ma faute. Je dois lui prouver ma bonne foi, surtout si elle s’avère être une alliée. » Il se releva et étira ses muscles. « Ne fais pas ton jaloux, je t’en prie, continua-t-il. Je ne vais pas prendre ta place auprès d’elle.

— Je ne suis pas son garde-du-corps personnel, dit Racoune avec toujours plus d’agacement.

— Tu es qui, pour elle? »

Racoune mit un long moment à répondre. « Sa mère s’est occupée de moi comme de son propre fils quand je me suis retrouvé orphelin, dit-il. Je vois Julia comme ma grande sœur, même si elle est plus jeune que moi; et réciproquement. Nous voyageons ensemble parce que nous avons un objectif commun, mais nous ne sommes pas au service l’un de l’autre. Je n’aime pas bien tes insinuations.

— Excuse-moi », dit mollement Arabesque en se retirant.

Le raton laveur resta immobile et observa silencieusement Julia couchée sur le canapé. Celle-ci ouvrit lentement les yeux et leurs regards se croisèrent. Il fut on ne peut plus embarrassé et tourna la tête de l’autre côté pour regarder le feu de cheminée.

« Comment tu te sens? demanda-t-il.

— Je me sens affreuse, dit-elle. J’ai si mal, j’ai eu l’impression qu’elle essayait de séparer ma tête du reste de mon corps.

— Il est possible que Betsy t’ait fait bien plus de mal qu’on le pense. Arabesque dit qu’elle est assez forte pour écraser la trachée d’un homme toute seule avec sa technique; et je crains qu’elle sache ça parce qu’elle a fait l’expérience. Je lui ai parlé. Elle est extrêmement honteuse de ce qu’elle t’a fait. Elle se sent vraiment coupable et, apparemment, ça ne lui arrive pas souvent. Il se peut qu’elle évite ta présence dans les jours qui viennent.

— Ce n’est pas grave… souffla Julia. Je ne lui en veux pas.

— Tu devrais lui en vouloir. Elle a essayé de te tuer. Elle voulait te tuer. Et elle est passée à un cheveu; je ne sais pas si tu te rends compte. »

Il parlait de manière sinistre sans détourner son regard du feu, et il avait les poings serrés, comme pris d’une rancœur. Rien ne se dit plus pendant un instant.

« Racoune? » l’appela Julia doucement. Il mit un moment avant de tourner de nouveau la tête. « Merci d’être là avec moi », dit-elle.