La prière et l’épée

Julia occupa ses prochains jours en apprenant à tenir et manier l’épée dont elle avait hérité. Arabesque s’avéra être un instructeur hors pair qui mit sa patience et son cœur à transmettre à Julia les bons mouvements et la bonne posture à adopter. La cour arrière de la maison de Louise, qui était grande et intime, ceinturée d’immenses arbres qui bloquaient la vue, était munie de plusieurs cibles, mannequins de paille et autres accessoires d’entrainement. Ils trouvèrent également, dans la cave, une bonne collection d’armes et d’armures diverses. Ils échangèrent des coups plusieurs heures par jour, avec des épées de bois d’abord, puis avec des vraies.

Après deux semaines, Betsy prit le relai et tenta de lui apprendre à tirer à l’arc. Elle sembla peu enchantée de devoir le faire, mais l’idée venait en fait de Louise, qui était désireuse d’apprendre elle aussi, et Betsy se soumit à ses volontés. Elle n’avait toutefois pas la patience et les aptitudes communicatrices du fennec.

Julia ne put s’empêcher d’être dérangée de voir la fillette tenir une arme et y prendre du plaisir. Très rapidement, elle put atteindre la cible en plein centre, à chaque tir, sans jamais se tromper, même alors qu’elle avait tout faux dans sa technique. Betsy s’énerva de nombreuses fois en lui remontrant la posture adéquate. Quand même, Louise toucha sa cible à chaque fois et se retourna vers les autres en ricanant et en souriant naïvement.

« Elle fait bien la maligne, grogna Betsy, à croire qu’elle est la meilleure alors qu’elle ne fait qu’utiliser la magie. Tout pour se donner des airs. »

Julia déchanta plus sérieusement lorsque la fillette leur prouva être capable de lancer des couteaux avec la même précision.

Louise était absente la majorité du temps en journée. Il n’y avait jamais d’échange sur ce qu’elle faisait de sa vie et lorsque Julia posa la question, les autres ne parurent pas connaitre la réponse exacte. « Elle est partie faire des trucs d’apprentie-magicienne », dit Betsy.

Julia ne manqua pas de lui demander si elle avait vu Marie Lequère : « Je me souviens d’une Marie qui est venue de très loin, dit Louise. Elle était membre du Culte, comme mes parents et vous.

— Vous sauriez où elle est, aujourd’hui?

— Non, j’étais toute petite quand je l’ai rencontrée. Je me souviens d’elle parce qu’elle savait tout ce à quoi je pensais. Elle me faisait très peur, mais en même temps, je n’avais que cinq ou six ans. Mes parents ne savaient pas que j’avais des pouvoirs magiques à ce moment-là, c’est elle qui l’a découvert, donc elle m’a fait rejoindre dans la guilde. »

Louise et Yvain allaient chercher de l’eau tous les matins et ramenaient à manger un jour sur deux. Julia était totalement ignorante d’où ils avaient les moyens d’avoir cette nourriture et même de posséder la maison et la quantité phénoménale d’objets de valeur qui s’y trouvait, mais, se rappelant la conversation qu’elle avait captée l’autre nuit, elle réprima sa curiosité. Louise était très cryptique sur sa vie et son passé et Yvain n’adressait la parole à personne d’autre qu’elle. Arabesque ne s’en préoccupait aucunement : il insistait qu’ils étaient dignes de confiance et que les passions hors norme de la petite fille n’avaient rien d’inquiétant, comparé à ce qu’il avait vu. Après tout, ils n’avaient aucunement hésité à fournir les services et à héberger leur petite bande, et ils n’eurent aucune objection à ce que Julia et Racoune passassent quelques jours en leur compagnie, bien au contraire : Louise était enchantée de leur visite. La dualité de sa jovialité de fillette et de son prétendu sombre passé évoqué par Arabesque donna à Julia beaucoup de matière à réflexion. Elle s’imaginait que sa gentillesse devait en fait couvrir quelque chose d’horrible.

Julia rencontra un quatrième Asiyen qui vivait avec eux : un loup prénommé Manuel, qui était le petit frère d’Élaine. Les deux étaient originaires de la région et avaient en réalité fait partie d’un groupe de résistants très actif en ville, mais, lorsque ce groupe partit pour Salamey il y a quelques mois, ils furent forcés de rester après s’être fait dire qu’ils étaient trop jeunes. D’apprendre qu’ils n’avaient que treize et quatorze ans choqua beaucoup Julia : ils semblaient bien plus débrouillards et surtout combattifs que ce qu’elle avait eu l’habitude de voir des enfants de son village à cet âge. Ils participèrent sporadiquement à ses entrainements pour passer le temps plus qu’autre chose puisque, visiblement, ils avaient déjà tous tenu une arme. Et ils étaient tous redoutables : Julia ne voulait pas être amenée à se battre contre eux.

Elle rencontra également quelques autres personnes, des Asiyens comme des humains, qui passèrent quelquefois en visite et ne restèrent jamais bien longtemps, jamais assez pour que Julia connût leurs noms, pour s’entretenir avec Louise et Yvain.

Ainsi pendant des semaines, Julia se dévoua à l’apprentissage du maniement de l’arc et de l’épée, en plus des séances d’entrainement physique supervisées par Arabesque. Elle s’essaya également avec un espadon qu’ils trouvèrent dans la réserve, mais il s’avéra trop lourd pour qu’elle puisse le tenir fermement. Même tandis qu’elle n’avait jamais été directement exposée à la violence et aux armes, elle s’en imprégna entièrement et plongea dans cet univers sans même se rendre compte de l’absurdité de sa situation. Betsy et Arabesque, bien que n’étant aucunement maitres d’armes, étaient visiblement beaucoup plus expérimentés que tout ce qu’elle avait pu imaginer.

Il en était de même pour Racoune, même si celui-ci avoua plutôt préférer la hache. Bien qu’il lui eût parlé quelquefois de ses aventures à Salamey, Julia ne réalisa qu’à ce moment-là qu’il avait pu y mener des batailles et risquer sa vie.

Elle médita sur la violence de l’attaque qu’elle avait subie et sur le comportement de Betsy. Hormis des quelques instants passés à pratiquer le tir à l’arc, où aucune des deux ne se sentait confortable, elle semblait effectivement tout faire pour l’éviter. Dans les quelques moments où elle se tenait proche, Julia se surprenait à craindre pour sa vie et être prise d’envie de fuir; soit un sentiment que personne avant ne lui avait jamais inspiré. Elle se répétait que cette peur était irrationnelle, mais elle était trop imposante pour être chassée.

Sa gorge la faisait toujours souffrir. Les marques sur sa peau restèrent bien visibles pendant plusieurs jours, ainsi elle prit soin de se couvrir d’un foulard pour les cacher lorsqu’elle s’aventura en ville. Elle ne pouvait laisser des gens la voir de cette façon : que penseraient-ils?

Elle tomba de nouveau, un jour, sur le sanctuaire abandonné. Elle y entra toute seule pendant que ses compagnons continuèrent leur chemin, puis, le cœur serré, elle alla s’agenouiller devant l’immense effigie du prince. La désolation de cet endroit qu’elle respectait l’affligeait de peine.

« Vous savez à quel point je vous aime et vous suis dévouée. J’ai consacré l’entièreté de ma vie jusque-là à conter votre histoire et me suis engagée à défendre vos préceptes par lesquels je vis. Si j’ai renoncé à transmettre le Culte, j’espère que vous comprenez que ce n’est pas pour me tourner de vous, mais des mortels qui ont une mauvaise interprétation de vos contes. Je l’ai fait pour mieux vous servir, et pour vous servir autrement. Je continuerai de faire entendre votre parole partout où je foulerai les pieds et je me battrai en votre nom jusqu’à mon dernier souffle.

Il y a quelques jours, j’ai frôlé la mort, de plus près que je l’aurais jamais cru. Je repense constamment à la vitesse à laquelle tout a brusquement failli se terminer pour me rappeler à quel point nos vies font fragiles. J’ai finalement pardonné à ceux qui m’ont attaquée, car je comprends la misère qu’ils vivent, et en échange de leur pardon, ils m’ont acceptée comme l’une des leurs et m’aident à présent dans ma quête pour vous faire honneur.

Depuis cette nuit rouge à Kusama, je ne me reconnais plus. Je n’ai plus l’impression d’être la personne que j’étais et je ne comprends pas comment j’ai été capable de faire les choses que j’ai faites. Je suis terrifiée, quand j’y pense, à l’idée que ma quête m’amène à commettre d’autres gestes aussi abominables. Depuis que je suis partie, je ressens une grande colère grandir en moi. Une colère contre les hommes et les chevaliers, car j’ai conscience des horreurs qu’ils peuvent commettre pour avoir le contrôle sur quelqu’un.

Je n’en laisserai plus aucun vouloir profiter de mes amis, des Asiyens qui sont proches de moi… ou vouloir profiter de moi. »

Sa voix étouffait sous le poids du chagrin. Lorsqu’elle repensait au meurtre qu’elle avait commis, elle voulait à la fois éclater en sanglots et hurler de rage jusqu’à s’en rompre les cordes vocales.

« Je me rends compte, aujourd’hui, de la chance que j’ai d’être née d’une grande famille de chevaliers, et ça me rend d’autant plus frustrée de me sentir illégitime à mener ce combat pour leur liberté. C’est pourquoi j’ai décidé que je le mènerai pour votre gloire. Devriez-vous de nouveau intervenir dans un avenir proche pour nous corriger et nous remettre sur le droit chemin, j’espère que je vous aurai fait honneur suffisamment pour mériter votre grâce. »

Elle sortit son épée de son étui et la posa délicatement devant ses genoux, perpendiculairement à elle. Le nom de Vendemont était gravé sur le plat de la lame et bien qu’elle eût longuement été aiguisée et polie, ses batailles passées se faisaient voir.

« C’est l’arme qui a défendu votre maison en Adamérie contre les mécréants de Vérendales et qui fut portée fièrement par ma grand-tante. À partir de maintenant elle m’aidera à défendre les plus vulnérables, les nécessiteux et les ostracisés contre la vermine qui s’est emparée de votre royaume. Je m’en servirai pour libérer les esclaves de votre pays et faire payer ces rois petits qui s’en prennent à plus faible qu’eux. Un jour, peut-être chassera-t-elle ceux qui usurpent le trône de votre royaume. Un jour, peut-être fera-t-elle de nouveau entendre votre histoire de l’autre côté des montagnes. Apportez-lui votre lumière. »

Elle soupira longuement et mit ses mains sur ses genoux, avant de reprendre, la voix toute tremblante.

« Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de ma bienaimée. Il y a cinq ans, jour pour jour, je la demandais en mariage, car je l’aime à la folie et je suis convaincue qu’elle est la femme de ma vie. Dans une semaine, ça fera cinq ans qu’elle a disparu. Mais je sais qu’elle est vivante et qu’elle est toujours dans les parages. Si je peux vous demander une seule chose, en guise de remerciement pour mon dévouement envers vous, ce serait que vous lui fassiez comprendre, d’une façon ou d’une autre, que je l’aime toujours et que je suis à sa recherche. »

Des bruits de pas légers se firent entendre dans la grande salle où il était impossible d’être discret. Julia tourna lentement la tête, et y vit Adrienne Sonral, qui s’approchait d’elle. C’était décidément une vision à laquelle elle ne s’attendait pas : il lui fallut un moment pour comprendre à qui elle avait affaire.

« Qu’est-ce que vous faites ici? demanda-t-elle, désenchantée.

— Mon travail, dit doucement l’archiviste. Je viens récolter les récits de cette partie du pays, avant que les locaux n’y mettent le feu. Et vous, que faites-vous si loin de votre maison? Venez-vous pour reprendre la place du regretté gardien?

— Je ne suis pas d’humeur à rire.

— Je ne ris pourtant pas; ce pays aurait cruellement besoin de quelqu’un comme vous pour porter l’étendard de notre prince. Mais je comprends votre doute. Vous traversez une période sombre. Vous êtes perturbée de ne pas savoir de quoi demain sera fait et vous vous questionnez sur votre quête. »

Julia leva les yeux vers Adrienne. « Pourquoi êtes-vous là? demanda-t-elle. Ce n’est pas un hasard qu’on se retrouve ici. Vous m’avez suivie. »

Le visage d’Adrienne devint plus sérieux mais elle s’exprima toujours d’un ton neutre. « Je ne suis pas votre ennemie, pas plus que ne l’est le Culte. Ne me prêtez pas de mauvaises intentions. Je suis parfaitement de votre côté, et du côté de votre quête. Je suis aussi au courant de ce qui vous est arrivé à Kusama. Vous pouvez compter sur mon silence. »

Julia dévisageait l’archiviste avec un regard plein de frustration et de dégout.

« Cet itinérant était une proie facile, continua Adrienne; les prochaines ne le seront pas toutes.

— Comment ça, les prochaines?

— Vos prochaines cibles. Avez-vous oublié le but de votre quête? Êtes-vous à ce point obnubilée par l’idée de retrouver votre amante? »

Julia se redressa précipitamment en empoignant son épée et se mit nez à nez avec son interlocutrice. « Ne dites plus jamais un mot sur elle, grogna-t-elle. C’est à cause de vous que nous sommes séparées. Des années de solitude et de dépression que j’ai vécues après que je me suis retrouvée seule. »

Adrienne recula doucement d’un pas et son expression ne bougea jamais. « Vous traversiez les années troubles de l’adolescence, dit-elle. C’est normal de se remettre en question à cet âge. Tout cela n’a plus d’importance, aujourd’hui; vous êtes passée au-dessus de tout ça.

— J’ai été la risée du village des mois durant! Tous ceux en qui j’avais confiance, m’ont ridiculisée et ont sali mon nom! Et tout ça pourquoi? Parce que deux filles qui veulent se marier, oh mon dieu, mais comment vont-elles avoir des enfants? À quoi ça sert, donc, elles font juste ça pour s’amuser? Il faut grandir un peu, ma belle Julia, tu n’es plus une enfant! »

Sa voix se brisa à ce moment. Elle tourna le dos et fit ce qu’elle put pour contenir ses sanglots, mais en vain. « Personne n’en avait rien à foutre qu’elle soit magicienne », pleura-t-elle.

De voir le visage impassible d’Adrienne la rendait folle de rage.

« Tout ça, c’est du passé, dit celle-ci. Regardez-vous, aujourd’hui. Vous êtes une femme courageuse, altruiste et très combattive. Le Culte a besoin de gens comme vous pour perdurer. Pour faire résonner la parole de notre prince. Pour appuyer les Asiyens dans leur lutte pour leur émancipation. Arrêtez de penser à cette vieille idylle… pensez plutôt à vos amis qui souffrent et qui vivent l’asservissement. Pensez à ceux qui sont traités comme des objets ou du bétail. Vous devez leur venir en aide. C’est ce pour quoi vous avez quitté votre chapelle. Vous avez quitté bien déterminée à tourner la page sur les évènements qui se sont déroulés dans votre village. Ce n’est pas ce que vous êtes en train de me montrer.

— Ça suffit, dit Julia en secouant la tête, ça suffit. Je n’en peux plus de vos sermons. Dites-moi tout de suite pourquoi vous me suivez et qu’est-ce que vous attendez de moi. »

Adrienne soupira. « Ne me prêtez pas de mauvaises intentions ou de desseins cachés. Je ne vous surveille pas. Je suis arrivée en ville seulement hier et je suis tout aussi surprise de vous retrouver. Vous n’êtes sous les ordres de personne, et de moi encore moins. Mais si je dois m’attendre à une seule chose de vous, c’est que vous vous en teniez à votre quête. Et à cela j’ajouterais, tâchez de vous faire plus discrète. Votre incident avec Sire l’Aubier n’est pas passé inaperçu et a fait beaucoup jaser. Non pas que ça me déplaise de voir Sire Vendemont être plongé dans l’embarras de la sorte; mais ça vous portera préjudice à coup sûr. Frère Mathias a été très déçu de votre comportement : vous ne pourrez repasser à la citadelle avant un moment, donc il ne pourra compter sur vous. Mais il a espoir qu’à présent vous frappiez autre part. Le pays ne manque pas de vermine à éliminer. Voyez la mort de ce bandit comme votre baptême du feu. »

Julia haussa les sourcils, mais Adrienne parut lire ses pensées, puisqu’elle enchaina :

« C’est votre ami Timothée qui m’a parlé de ces bandits que vous avez rencontrés, pendant que vous étiez en visite dans le palais. J’ai finalement compris que c’était vous qui l’aviez tué en captant une partie de votre prière, juste là. Ne vous inquiétez pas, personne d’autre n’est au courant. Votre réputation est sauve. Par chance vous avez agi en-dehors des murs et avec son arme à lui. Ma foi, vous n’avez pas froid aux yeux. J’espère que vous ne rechignerez pas à le refaire lorsque nécessaire.

— Vous… vous m’encouragez à commettre un meurtre, dit mollement Julia. Je ne m’attendais pas à cela de vous.

— Sœur Julia… vous transportez une arme de guerre. Comme toutes les armes, elle a été forgée dans l’unique but de tuer. Frère Mathias ne vous l’a pas cédée pour que vous impressionniez les hommes, mais pour que vous combattiez pour notre prince. Vous sentirez son influence sur vous lorsque vous frapperez avec. Sa lumière vous rendra plus courageuse et plus forte que jamais. C’est grâce à elle que votre grand-tante a pu tenir tête à elle seule aux soldats de Girtlad qui ont assailli le temple, avant de tomber. Certes le temple n’est plus menacé et vous n’en êtes pas la gardienne; mais votre quête d’aujourd’hui est tout aussi importante. Les chasseurs et les marchands d’esclaves sont les ennemis du Culte. Ils doivent être combattus d’une manière ou d’une autre.

— C’est ce que je me répète », souffla Julia.

Adrienne mit sa main sur l’épaule de Julia. « Prenez tout le temps qu’il vous faut pour vous préparer et vous entrainer, dit-elle. Vous avez encore toute la vie devant vous. Et que votre chasse soit bonne! À présent, excusez-moi, mais j’étais venue chercher une pile de livres. »

Elle voulut s’en aller, mais Julia l’accrocha immédiatement :

« Attendez un instant! Si c’est si important pour vous, et pour le Culte, de stopper l’esclavage au pays, pourquoi vous n’avez jamais rien fait? Pourquoi serait-ce à moi seule d’aller me salir les mains? »

Adrienne parut se vouloir rassurante, pencha la tête sur le côté :

« Mais vous n’êtes pas seule du tout, dit-elle toujours doucement. Plusieurs gens combattent pour cette cause partout au pays. On demande à ceux qui le font au nom du Culte de garder cela secret, et ainsi je ne révèlerai pas leur identité; à supposer que je les connaisse. Comprenez bien, sœur Julia, que personne ne doit savoir pour l’implication de Mathias dans ce conflit. N’oubliez pas qu’il est aussi chevalier et qu’à ce titre il sert le seigneur de Kusama.

« Le temple fait ce qu’il peut pour appuyer les Fourrures qui ont été chassées, les orphelins et les pauvres, mais ce sont les seigneurs et les rois mortels qui contrôlent les armées, et on ne peut pas se battre contre eux. Puisque le conflit devient de plus en plus violent chaque jour, notre implication doit rester humble et discrète. Les Vendemont se sont toujours battus pour la liberté de nos peuples et pour répandre la foi. Vous êtes l’héritière de ce devoir. C’était le souhait de votre mère.

— Ma mère souhaitait que je me détache des Vendemont, souffla Julia.

— Oui; mais la famille Vendemont aujourd’hui n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle souhaitait surtout que vous alliez là où elle n’a finalement jamais pu, après que son mariage s’est avéré une désillusion. Faites-moi confiance, nous étions très proches, elle et moi. Je sais ce qu’elle ressentait. Si elle pouvait vous voir aujourd’hui, nul doute que vous la rendriez immensément fière. »

Julia crut halluciner, car il lui sembla à ce moment voir les lèvres d’Adrienne esquisser un sourire à peine perceptible. « Avez-vous d’autres questions, ou pouvons-nous nous dire au revoir? »

Elle ne répondit rien. Les souvenirs de sa mère se bousculèrent dans son esprit alors qu’elle tentait d’imaginer ce qu’elle eût attendu d’elle à ce moment de sa vie. Adrienne reprit son chemin et disparut dans le fond de la grande salle.

Julia souleva son épée et l’observa méticuleusement, plongée dans ses rêves. Toujours en apprentissage des techniques de maniement, elle tenta de s’imaginer, à ce moment, la brandir contre d’autres hommes, contre des chevaliers. À mesure qu’elle gagnait la confiance à la tenir dans ses mains, elle se sentait de plus en plus forte; mais son souvenir d’elle-même, d’une jeune femme qui a passé quinze ans dans une chapelle sans toucher à aucune arme, suffisait à lui ramener les deux pieds sur terre et à amputer bonne partie de son ambition. Quand elle avait quitté la Roselière, elle avait refusé de croire qu’elle serait amenée à se battre au sens littéral. Ce chemin, celui où elle deviendrait une chasseuse, se traçait devant elle comme la seule voie possible pour entreprendre sa quête, surtout à présent que Racoune et que ses derniers alliés au temple de Kusama l’y eurent conduite.

Elle ignorait à quoi sa grand-tante Delphine avait ressemblé, alors c’est elle-même qu’elle imagina en train de défendre le temple d’Adamant. Elle exécuta des séries de mouvements dans le vide, se disant qu’un jour viendrait où sa vie dépendrait de son habileté à tenir une arme. Lorsqu’elle se retourna, soudain, une autre épée tendue bloqua son élan. Surprise par le bruit des lames qui s’entrechoquent, elle ferma les yeux par panique. Devant elle se dressait à présent Thomas l’Aubier : il avait paré son coup, et il la regardait avec un air sévèrement réprobateur.

Julia était pleine de dégout. Elle avait vu le gardien quelquefois tenir une arme, mais jamais contre quelqu’un. « Vous, ici! grogna Julia. Qu’est-ce que vous me voulez?

— Ce que je veux? » répondit Thomas avec colère. Les deux baissèrent leurs épées. « Et vous, que voulez-vous? Vous êtes-vous regardée? C’est là votre quête, de devenir une paria? C’est de la folie! Je sais que vous n’avez pas l’esprit d’une criminelle. Il n’est pas trop tard pour reculer.

— Je ne vous ai jamais dit pourquoi je suis partie. Vous n’avez aucune sympathie pour les choses qui me tiennent à cœur! J’ai des valeurs que j’entends défendre, au péril de ma vie s’il le faut.

— Vous fantasmez, sœur Julia. Vous n’êtes ni une guerrière ni une mercenaire. Mettre votre vie en danger et vous faire tuer, c’est tout ce que vous accomplirez. Revenez chez vous à la Roselière. Le village a besoin de vous, votre place est parmi nous.

— Pour qui vous prenez-vous? Vous n’êtes pas mon père, et je n’ai aucun désir de me rapprocher ou de rester avec vous. Toute ma vie vous avez refusé de m’écouter et m’avez fait comprendre que je suis responsable des malheurs qui m’arrivent. La dernière fois, j’avais désespérément besoin de votre soutien, et vous m’avez rejetée encore et m’avez fait culpabiliser. C’est terminé, entre nous. J’ai trouvé de meilleurs amis et des tuteurs qui me respectent. »

Le visage de Thomas changea brusquement pour de la colère. « N’avez-vous donc d’yeux que pour cette magicienne? Je savais que j’aurais dû la dénoncer à la milice. Elle a eu une si mauvaise influence sur vous, c’est à croire qu’elle vous a hypnotisée. Vous rendez-vous compte à quel point cette histoire a déshonoré vos deux familles?

— Ça n’a rien à voir avec elle! s’insurgea Julia.

— Tout a à voir avec elle. Vous pensez que je n’ai pas vu que vous portiez toujours son alliance? Vous étiez la seule enfant en qui sœur Jeanne avait toujours de l’espoir. Vous pensez qu’elle a aimé vous voir vous engager dans un mariage stérile? Votre aversion contre les hommes est à coup sûr un sortilège que vous a lancé cette magicienne. La preuve en est que vous n’avez aucun remord d’avoir tué le premier qui a osé vous aborder. Vous n’étiez même pas partie une semaine… ce n’est pas vous; la Julia que j’ai connue n’a jamais tenu une arme de sa vie et ne commettrait jamais un tel geste. Que suis-je censé comprendre de ceci?

— Mais… entendez-vous ce que vous dites, frère Thomas? bégaya-t-elle. Cet homme était un… il allait me… il allait essayer de me violer, si je ne m’étais pas défendue. Dites-vous donc que je n’aurais pas dû me défendre? Pouvez-vous comprendre comment je me suis sentie à ce moment? Je n’avais pas d’autre choix.

— Ne faites pas l’innocente. Vous êtes obsédée par l’idée de vengeance, c’est ce qui a motivé vos actions. Je sais que vous projetiez de le tuer dans tous les cas. Vous avez accepté ses avances et l’avez mené en bateau dans ce but précis. Vous êtes pleine de hargne, de haine et de rancœur. Ne me parlez pas de défense.

— Mais… mais… ALLEZ AU DIABLE! » Julia éleva brusquement son épée pour lui mettre un coup, avec tellement de force et de colère qu’elle manqua renverser vers l’avant. La lame traversa le gardien de part en part sans rencontrer de résistance. Lorsqu’elle regarda ensuite tout autour d’elle, il s’était évaporé, et plus aucun signe ne laissait deviner sa visite.

Elle se retrouva à nouveau seule dans cette chapelle déserte, mais elle avait toujours le sentiment de sa présence à côté d’elle, qui la jugeait sévèrement. Le silence était soudainement non plus calme mais oppressant. Adrienne reparut au fond de la grande salle après quelques instants, dans l’ouverture menant aux archives. « Vous m’avez parlé? » demanda-t-elle calmement.

Après un long moment immobile à la regarder fixement, Julia rangea son épée et se dirigea hors du sanctuaire d’un pas tendu.