Le renard d’or

Julia était de plus en plus outrée face au comportement de Lucie envers Karimel : elle se posait en protectrice, l’avait sauvé d’une situation difficile et certainement mortelle, mais en même temps, elle ne semblait aucunement se soucier qu’il souffrît ou pas. Elle le rabrouait, lui parlait sèchement et le rabaissait en l’invectivant. Racoune ne parut aucunement choqué, il ne réagit même pas; toutefois, il se montra tout aussi réticent que sa compagne à faire confiance à cette magicienne, dont il avait compris très rapidement qu’elle gardait Karimel comme un esclave.

« Tu es vraiment cinglé d’être allé courtiser des mercenaires, dit la magicienne avec mépris. Incorrigible animal. Te connaissant, j’aurais dû m’imaginer que tu aurais des idées de con comme ça. »

Malgré ce qu’il semblait traverser, Karimel parvenait à prendre sa situation avec légèreté.

« Hé, ça me parait pourtant être le meilleur plan, grogna-t-il, toujours à moitié assommé. Ces truands ont l’orgueil fragile comme le verre. C’est si drôle de les voir se sentir insultés par ma requête; il y en a bien un qui va aller au bout et me tuer un jour ou l’autre. Ou bien, il y en aura un qui va accepter mes avances; imaginez si au lieu de me casser la gueule il m’avait baisé avec la même énergie. Je suis gagnant quoi qu’il arrive. »

Julia fronça les sourcils avec un mélange d’intérêt et de consternation; tous purent percevoir le sourire dans la voix faible et torturée de Karimel, mais celui-ci redescendit rapidement sur terre.

« Enfin… ça, c’est jusqu’à ce que vous vous en mêliez, dit-il à l’attention de Lucie.

— Si tu continues de te mettre en danger comme ça, dit-elle, tu vas finir le reste de tes jours enchainé dans la cave.

— Je me demande bien à quoi je vous servirais, enfermé dans une cave. Et puis, si vous ne m’aviez pas gardé enfermé en premier lieu, je n’en serais pas là aujourd’hui.

— Je ne suis pas responsable de ça! dit-elle avec une colère difficilement contenue. Arrête de rouspéter devant tes invités. Aie donc un peu de tenue, pour une fois. »

Karimel continuait de gronder alors que respirer semblait pour lui à présent une tâche ardue et douloureuse. « Excusez-moi, dit-il. J’ai bien cru que mon heure était enfin venue. Je devrais vous être reconnaissant, je suppose.

— C’est ça… je mets en danger ma vie et celle de ma famille, obligée d’utiliser ma magie en plein jour pour te sortir de la merde à chaque fois, et j’ai jamais eu un merci, ni de toi, ni de ton maitre.

— Je comprends qu’aucun de vous deux n’a envie d’être avec l’autre », dit Racoune.

Ils ne répondirent pas sur le coup : Karimel reposa ses yeux pendant que Lucie termina de nettoyer le sang sur son visage. Après un bon silence, la magicienne finit par répondre : « Si on n’était pas tous les deux liés à Mme Beaudelair, j’en aurais rien à faire qu’il crève. Je l’aurais même aidé, pour le plaisir de ne plus jamais revoir sa tronche. »

Karimel rétorqua : « Si votre mère avait de vrais pouvoirs et n’était pas une gigantesque charlatane, aujourd’hui vous seriez une magicienne libre. C’est sa faute si nous sommes là tous les deux. Vous savez ce qu’on dit : les chiens ne font pas des chats. La pomme ne tombe jamais loin de l’arbre. Vous n’êtes pas devenue une merde vivante par hasard, il fallait bien que ça vienne de quelque part. »

Le visage de Lucie se renfrogna. Elle leva les yeux vers Julia. « Je le tuerais sur-le-champ, dit-elle, tremblante de rage, si ça n’était pas précisément ce qu’il veut.

— Mais… pourquoi souhaites-tu mourir comme ça? » demanda Julia, plus que jamais confuse.

Le renard tourna lentement la tête vers elle, mais ce fut Lucie qui prit la parole avec agressivité : « Ça ne vous saute pas aux yeux? Toute sa vie a été un parcours fléché. Il n’est que le résultat d’un dressage. Un être fabriqué et artificiel. Un être… sans identité ni volonté. Il n’aime rien ni personne et il n’a aucune fierté. Il a été une déception depuis le jour de sa naissance. Même son corps n’est pas naturel, avec sa fourrure en or; c’est bien la seule chose qui lui donne de la valeur. Et en plus il est castré, il n’aura jamais de descendance. Si on voulait s’en débarrasser, on ne pourrait même pas le revendre; qui achèterait un animal infertile, et surtout au prix que ça vaut? Et puis son attirance maladive pour les hommes… ça n’est pas naturel, il a été conditionné jusqu’à être comme ça. Sa maitresse l’habille en femme pour s’amuser et pour plaire à ses clients, et lui, il joue le jeu. Elle joue avec lui comme avec une poupée et l’envoie se prostituer et il se complait là-dedans. Et voilà qu’il veut en finir, mais il est tellement incapable de tout, qu’il préfère laisser la tâche à d’autres. Il n’y a rien qui va chez cet animal, je vous le dis. »

Karimel rit tout doucement et acquiesça. « Elle a tout dit, soupira-t-il. C’est moi : la fille manquée du troupeau des Beaudelair. La petite chouchou du clan. Leur princesse aux cheveux d’or. Madame voulait une renarde, mais il n’y avait plus que moi; alors ils ont fait ce qu’ils ont pu. Si vous aviez passé toute votre vie à entendre que vous n’êtes pas ce que vous pensez être, et qu’on avait modifié et tordu votre corps et votre esprit pour satisfaire l’égo de l’un et les désirs de l’autre, pour ensuite vous faire voir la vraie vie et la liberté à laquelle vous n’avez pas droit, vous aussi, vous chercheriez des moyens de mettre fin à vos jours. D’ici à ce que je réussisse, laissez-moi au moins passer du temps avec d’autres hommes, puisque ce sont les seuls moments où je me sens utile à quelqu’un et un tant soit peu bien dans ma peau. Si c’est ça qui doit me tuer, eh bien, ce sera tant mieux pour tout le monde. Maintenant, fermez votre sale gueule de chienne galeuse. Moi au moins, j’ai des maitres qui m’aiment malgré tout. Vous, vos parents ont préféré vous vendre plutôt que de payer leur dette. Votre vie est encore plus pathétique et inutile que la mienne. Ça me surprend même que ce ne soit pas vous qui cherchiez à vous buter. »

Lucie se releva et quitta la pièce d’un pas très énervé. Karimel se plaignit de nouveau alors qu’il tenta en vain de lever le bras. « Là, c’est le moment où vous vous dites : pourquoi est-ce que je ne suis pas rentrée chez moi ce soir au lieu de suivre ce malade qui ne demande rien de moins que de se faire fracasser le crâne.

— Souhaiterais-tu donc que Lucie n’ait pas intervenu ce soir… et que personne ne soit venu à ton aide? demanda Julia, dépitée.

— Oui… souffla Karimel. Oui, je le souhaiterais. Je souhaiterais ne plus être de ce monde.

— N’y a-t-il rien que l’on puisse faire pour t’aider?

— Je ne sais pas… m’achever? » Devant leur silence et leur réaction sinistre, Karimel se mit à rigoler. « Non, ça va aller, reprit-il. J’ai eu ma dose pour les temps qui viennent. Vous en faites déjà beaucoup, rien qu’en vous souciant de ma petite personne. »

Il y eut un long silence; Julia et Racoune étaient à court de mots pour décrire leur tristesse et surtout leur malaise face à la légèreté avec laquelle le renard évoquait son propre suicide.

« Nous cherchons des membres de la résistance, dit Racoune. Des Asiyens qui luttent pour leur émancipation. Je sais qu’il y en a plusieurs, dans cette ville. Ils pourraient t’aider à te défaire de ton maitre.

— C’est gentil, mais ne faites pas d’effort pour moi. Je suis irrécupérable et je serais inutile en société. Je ne sais rien faire, autre que d’être une bonne fille. Si mes maitres et moi sommes séparés, je crois bien que… je fêterai ça en versant un peu de cigüe dans mon vin. Je n’ai pas de famille, je ne peux pas avoir d’enfant, mes huit frères ont été vendus aux quatre coins du monde et ma mère est morte, de la main même de la mère de l’autre magichienne. C’est peut-être mieux qu’elle ne soit plus là pour voir ce qu’ils ont fait à son bébé…

— Même séparé de ta maitresse, tu préfèrerais te donner la mort? demanda Julia.

— Elle est la seule personne sur terre aux yeux de qui je compte; pour le meilleur ou pour le pire. La seule qui serait triste que je m’en aille. Oh seigneur, elle me ferait presque changer d’avis… »

Des centaines de questions venaient à l’esprit de Julia à chaque phrase que le renard prononçait, mais elle se les gardait pour ne pas le tourmenter davantage, pitié qu’elle avait de lui.

« Tu ne te rends même pas compte de ce que tu dis, s’énerva Racoune. Il n’y a qu’une seule personne responsable pour tous tes malheurs, et c’est ta maitresse, cette dame Beaudelair. C’est ton lien avec elle qui a rendu ton existence et celle de ta famille si misérables.

— Bien sûr, si vous le dites », soupira Karimel. Il tourna lentement la tête au côté opposé. « J’ai mal juste à respirer… Chienne de vie.

« Allez voir au nord de la ville, sur la rue qui fait face à la grande école, gronda-t-il tout bas. Il y a une cabane cossue avec des colonnades, une haie de saules et une fresque des monts blancs. Dites-leur que vous me connaissez. Vous devriez y trouver ce que vous cherchez. Et ne parlez à personne d’autre de ce que je viens de vous dire, surtout pas à l’autre conne.

— Cette Lucie, c’est bien la magicienne dont tu m’as vanté les services? demanda Julia.

— Oui. C’est une énorme garce mais elle a plusieurs talents extraordinaires et a besoin d’argent. Si elle réussit à éponger ses dettes envers madame Beaudelair, elle disparaitra peut-être enfin de ma vie et je pourrai me foutre en l’air tranquille. N’importe quoi, pourvu que tout ça se termine. »

Julia et Racoune s’échangèrent un regard toujours plus incertain. Ils étaient tous deux embarrassés face à la détresse et la résignation de Karimel et ne voyaient pas comment leur quête pourrait lui venir en aide dans sa situation. Racoune se questionna très longtemps, à la suite de cette rencontre, sur les conséquences de séparer un esclave et son maitre par quelque moyen. Julia, elle, n’y vit qu’une raison de plus pour rejoindre le combat, et la tristesse qu’elle ressentit ce jour-là ne fit qu’attiser sa colère et son incorrigible désir de justice.

Le renard les somma de s’en aller, car malgré son apparente impudicité, la curiosité de ses deux invités le désenchanta. Ceux-ci ne surent pas comment lui exprimer leurs meilleurs vœux, perdus qu’ils étaient d’être confrontés à une personne qui camouflait sous son sourire et son humour autant de malheur et de résignation. C’était une chose à laquelle ils n’avaient jamais eu à faire face ni l’un ni l’autre.

C’est couverts d’autant de tristesse que de colère qu’ils quittèrent la demeure de la magicienne, laquelle ils rencontrèrent juste sur le pas de la porte, en bas de l’escalier, les bras croisés.

« Je ne sais pas ce qu’il vous a raconté, dit-elle de suite, presque leur sautant dessus; mais ne le prenez pas en pitié. Je vous l’ai dit. Il n’a aucune personnalité, aucune volonté propre. Tout ce qu’il est n’est que l’œuvre de vingt années de captivité et de dressage.

— J’ai rencontré plusieurs Asiyens, répondit Racoune, au cours de ma vie qui se sont fait ôter leur liberté de conscience, et aucun n’a jamais caressé l’idée du suicide alors qu’il était encore attaché à son maitre. Votre dame Beaudelair me semble être une ennemie, et votre manque d’empathie ne fait qu’aggraver le problème. »

Lucie soupira lourdement. « Oui, madame Beaudelair et son mari sont responsables de nos malheurs à nous deux. La différence, c’est que moi, je m’en suis rendue compte. Je lui ai expliqué à mille occasions, mais il me méprise depuis toujours : ma mère a abattu la sienne, alors il a projeté son ressentiment sur moi et a continué de les aimer et de les aduler rien que pour me contredire. J’ai abandonné le combat. Ne vous fatiguez pas, car, de toute façon, il est trop tard : il leur est totalement soumis.

— Votre mère me semble tout aussi détestable et coupable d’avoir fait de lui un esclave, dit Julia, la voix tremblante. Tout ce qui lui est reproché est inadmissible; j’ose croire que vous êtes différente d’elle. Lui auriez-vous rendu sa liberté à Karimel si vous aviez pu?

— Complètement! dit fermement Lucie. Ça fait des années que je le côtoie et que je suis forcée de travailler pour eux. J’ai vu tout ce qu’il a traversé, personne ne devrait vivre ça. Mais je n’ai aucun pouvoir et madame ne se départira jamais de lui, quel que soit le prix à payer. Si c’est votre objectif, je vous souhaite bon courage, mais ne comptez pas sur mon soutien. Mon mari, mon fils, mes parents; malgré ce que vous puissiez penser d’eux; si je déserte, je les mets tous en danger.

— Et si vous la tuez? » demanda subitement Racoune. Julia tourna lentement la tête vers son compagnon : elle ne l’avait jamais vu avoir l’air aussi froid et sérieux.

Lucie se redressa et parut hésitante. « Là, j’aurai de vrais problèmes avec la justice. J’y pense très souvent, mais si je le fais, ce sera pour moi. Ce qu’il advient de Karimel ensuite, je n’en ai plus rien à foutre. Pour moi il est déjà mort, à l’intérieur. »

Ils franchirent le seuil pour enfin quitter cet endroit; et malgré tous ces échanges d’où ils ressortaient bouleversés, ils avaient toujours plus de questions qui restaient sans réponse. Entre autres, ils ne surent jamais pourquoi le poil de Karimel brillait comme l’or, ni pourquoi la mère de Lucie avait commis toutes ces atrocités, ni même ce qu’elle avait fait exactement. Mais Julia hésita à partir; elle resta immobile, pensive, puisqu’une autre question la taraudait encore plus :

« Connaissez-vous une magicienne du nom de Marie Lequère? »

Lucie fut surprise par cette requête :

« Je crois avoir entendu ce nom, dit-elle pensivement, il y a plusieurs mois de cela. J’ai dû l’apercevoir un instant à la guilde. Je ne peux pas dire que je la connais.

— Les cheveux roux, très légèrement bouclés, et aussi grande qu’un cheval de trait?

— Oui, avec une rosace tatouée sur le crâne, à mentir comme elle respire. Vous la cherchez? Je ne peux pas vous aider, je ne fais plus affaire avec la guilde depuis que je travaille pour les Beaudelair. Elle peut être en ville, ou dans un autre pays. »

Julia joignit ses mains devant la magicienne en souriant d’une oreille à l’autre. « Merci », souffla-t-elle.