Les chevaliers de Kusama

À plusieurs moments de la journée, des chevaliers traversèrent la citadelle en provenance des quatre coins du pays. On pouvait difficilement les ignorer : ils arrivaient en armure complète et même leurs montures étaient décorées des armoiries de Kusama. La foule se tassait pour leur libérer le chemin. Julia resta de longues heures assise sur les escaliers à l’entrée du temple à les regarder défiler. Elle ignorait leur nombre total, mais elle avait compté plus d’une vingtaine de chevaliers et de chevaleresses qui avaient traversé la grand-place. Elle se retira lorsque, en fin d’après-midi, elle crut reconnaitre, chevauchant côte à côte, son père Basile et son plus grand frère, Bernard.

Ni l’un ni l’autre ne la remarqua parmi la foule.

Ils commencèrent la mise en exécution de leur plan plus tard en soirée; mais le plan avait sensiblement changé. Julia n’avait aucunement confiance dans les idées de Mirka; toutefois elle avait reçu, de la part du gardien Mathias Laure, une relique qui selon lui allait lui permettre de gagner la confiance des gardes et de pénétrer dans le palais facilement.

Elle laissa ses affaires, brossa sa chevelure en bataille et enfila son manteau sur lequel ne figurait aucun signe distinctif. Elle hésita longuement avant de se lancer, puis au moment où elle quitta le dortoir, Racoune l’intercepta et l’enlaça subitement.

« Sois prudente, dit-il. Je ne me pardonnerais pas qu’il t’arrive malheur.

— Qu’est-ce qui te prend? demanda Julia avec un rire nerveux. Tu me parles comme si je partais à la guerre. Je vais survivre, ne t’en fais pas pour moi. »

Elle se rendit au palais. La nuit était déjà tombée sur Kusama, bien que quelques lueurs se fissent encore voir dans le ciel par-delà la falaise. Si les portes de la citadelle étaient fermées au coucher du soleil, le couvre-feu à l’intérieur des murs entrait en vigueur bien plus tard. Une pluie légère tombait sur le pays, ainsi elle traversa la ville avec son capuchon rabattu. Lorsqu’elle se présenta aux gardes, elle sortit ses talents de locutrice.

« Je suis la fille du chevalier Basile Vendemont, dit-elle, dont j’ai eu vent de la visite tout à l’heure. Voilà plus d’un an que je ne l’ai pas vu, j’aimerais le rencontrer quelques minutes.

— Vous êtes venue il n’y a pas longtemps, non? demanda le garde. Vous avez rencontré la miresse, il me semble, avec vos animaux.

— C’était moi, oui. Je suis en mission pour le Culte à Kusama cette semaine. Mais seulement l’un de ces animaux est le mien, et il est resté au temple, car il n’a plus rien à faire ici. C’est un heureux hasard qu’on m’a annoncé l’arrivée de mon père plus tôt aujourd’hui. » Elle tendit une missive au garde. « Je suis désolée d’être ainsi à l’improviste, j’ignorais que cette occasion se présenterait. Ceci est la même lettre du chevalier et gardien Mathias Laure que je vous ai présentée avant-hier et dans laquelle je suis désignée par mon nom de famille. Vous permettez? »

Elle ouvrit son manteau et dévoila à sa ceinture une épée qu’elle portait. Elle décrocha le fourreau de son baudrier et le tint devant elle pour le présenter au soldat. « Cette lame se passe de génération en génération, reprit-elle. Voyez qu’en plus de notre nom, l’étui porte également notre blason. »

Le soldat l’examina attentivement, puis se retourna vers le garde qui se tenait devant la porte du palais. Il l’appela : « Hey! » en sifflant, et lui fit signe de s’approcher, puis ils s’échangèrent quelques mots.

« Sire Vendemont, il a une fille? — Bah, il me semble, oui… — Hé bien, tu reconnais pas les armoiries sur cette épée? — De mémoire? Bien sûr, vingt familles de chevaliers; j’ai que ça à faire de mémoriser leurs armoiries. — Oh là-là… comment vous appelez-vous, madame?

— Joséphine Basile Vendemont! » répondit-elle vivement pendant qu’elle rattachait son arme à sa ceinture. Les soldats semblaient tous perdus et indécis quant à savoir s’ils devaient la laisser entrer.

« C’est comme ça qu’elle s’appelle? — Bah, je crois; je ne l’ai jamais vue en vrai. — Mais, t’es pas allé à Girtlad avec lui? Il t’a jamais parlé de ses enfants? — T’es un comique, toi. Tu crois que j’ai fait Girtlad pour parler de la pluie et du beau temps avec mes supérieurs? — Bon… de toute façon, on a une lettre de sire Laure au temple qui nous certifie que c’est elle. — Hé ben, pourquoi tu nous fais perdre notre temps avec tes questions, alors?

— Vous pouvez m’annoncer à lui, interrompit Julia. Il en sera certainement ravi. » Elle se félicita intérieurement d’avoir réussi à dire ça sans trembler des genoux.

Le soldat l’accompagna à l’intérieur du palais. C’était en fait elle qui marchait devant, et le soldat se tenait à une distance respectable et lui indiquait le chemin à suivre; il avait certainement le souci de la garder dans son champ de vision. Il la fit s’arrêter devant une chambre située au troisième étage; elle se mit en retrait, et le soldat frappa à la porte. « Sire Vendemont, vous êtes présent? dit-il en élevant la voix. Vous avez une visiteuse qui souhaite nous voir. Une dame prénommée Joséphine.

— Faites-la entrer! » entendit-on à travers la porte. Le soldat lui ouvrit puis attendit de voir Basile se retourner pour confirmer l’identité de la jeune femme, mais il ne s’en donna jamais la peine. Il céda la place à Julia, puis se retira poliment.

Basile n’avait plus son armure qui devait lui servir plus de tenue d’apparat; après tout, il n’avait fait ce chemin que pour le souper et la beuverie. Julia remarqua qu’il était accompagné de Solly, qui était en train de l’assister à se changer. Elle la fixa longuement pendant qu’elle était en train de lacer son pourpoint.

Julia resta plantée devant la porte, silencieuse, et ils ne se dirent rien pendant de longues secondes. Ce fut finalement Basile qui parla le premier : « C’est très gentil de passer me voir, Joséphine. Je ne savais pas que vous étiez dans le coin. J’espère que votre petit garçon se porte bien?

— Je suis ravie d’apprendre que j’ai un neveu », dit Julia.

Basile se retourna brusquement, et le sourire qu’il avait au visage s’effaça instantanément. Solly fit un pas de reculons, l’air confuse.

« Peux-tu nous laisser, Solly, s’il te plait? demanda Julia.

— Fais ce qu’elle te dit », dit fermement Basile, faisant à la renarde signe de déguerpir. Il ne leva pas les yeux de Julia.

Solly soupira lourdement, puis quitta d’un pas ferme et l’air très contrariée. On l’entendit gronder tout bas quelque chose d’inintelligible. Elle et Julia échangèrent brièvement un regard, puis, à ce moment, elle jura l’avoir entendue qui appelait à l’aide : « Fais-moi sortir d’ici. Ce sont des brutes. »

La renarde ne traina pas pour sortir et ne s’adressa pas à Julia autrement. Celle-ci n’avait même pas vu ses lèvres bouger; ce qu’elle venait de vivre la perturba. Basile ne releva pas ce commentaire, comme s’il n’avait rien entendu du tout.

Julia releva les yeux sur son père. Les souvenirs qu’elle gardait de lui s’effondrèrent aussitôt. L’âge ne l’avait pas épargné : après quinze ans sans l’avoir vu, c’en était presque choquant. Il semblait toutefois avoir toujours la forme, du haut de ses soixante-deux ans; du moins suffisamment pour porter l’armure et chevaucher sur la moitié du pays.

« J’ai appris pour votre mère, dit Basile. Je vous présente toutes mes condoléances.

— Des condoléances? Vous l’avez laissée mourir seule. Vous avez profité d’elle, qui était une sainte, vous qui êtes un mécréant passionné de la guerre. Elle était meilleure que vous, vous ne la méritiez pas, et vous l’avez laissée pour morte. Vous m’avez reniée, les membres de la cour ne savent même pas que j’existe. Qui est-ce donc que cette fille? Julia Vendemont? Elle n’apparait même pas sur l’arbre généalogique. Vous devriez être noyé dans le regret et la honte.

— Je le suis, soupira Basile, qui redressa sa posture. Nous avons sans doute plusieurs choses à nous dire.

— Vous devrez vous repentir d’un tas de choses avant de trouver la paix. Vous avez envoyé vos enfants à la guerre contre Girtlad. Vous êtes devenu chevalier parce que vous avez donné soutien à une guerre cruelle et injuste.

— Qu’est-ce que vous me racontez là? grogna Basile. Depuis toujours Vérendales convoite notre terre. C’est notre devoir de la défendre. Vous ne pouvez pas comprendre. Votre Culte est pour vous comme des œillères et les enjeux vous échappent totalement. »

Julia dégaina vivement son arme et la leva contre son père. Celui-ci fit un pas de reculons, et leva les mains, désemparé. « C’est votre humanité qui vous échappe, espèce de porc, rétorqua Julia. Girtlad a capitulé bien avant que vous ne vous en mêliez. Ils ne sont peut-être qu’un pion de l’empire, mais la guerre contre Asiya les a presque anéantis; et vous êtes allés les achever comme des lâches.

« Vous savez ce que je tiens? » Julia fit un pas de l’avant, forçant le chevalier à reculer. « Allez contre le mur, reprit-elle. Pas de mouvements brusques. Vous savez ce que j’ai dans les mains présentement? C’est l’épée de votre tante Delphine Vendemont. Elle aussi était chevaleresse pour Kusama, en plus d’être la gardienne du temple d’Adamant. Elle est morte en défendant le temple contre les envahisseurs de Girtlad. Elle a fait ce qu’elle pouvait pour défendre son pays, et elle a réussi; Girtlad a perdu la guerre. Que vous osiez me dire la même pour justifier vos crimes? Vous me faites vomir. »

Julia ne lui laissa pas une chance de répondre; elle déblatérait avec beaucoup de colère et d’insistance.

« Votre arrière-grand-père Basile Pierre Vendemont a construit quatre sanctuaires d’Adamant de son vivant; des lieux de refuge pour les malades, les pauvres et les ostracisés; et il s’est battu pour que les Fourrures aient le droit de circuler dans nos villes sans être chassées. Vous, vous avez protégé des bandits qui allaient vendre des esclaves à Vérendales!

« Le Culte d’Adamant nous dicte de défendre le pays mais pas d’attaquer, et de respecter ceux qui vivent sur nos terres. Votre famille a défendu ces lois pendant des siècles, mais votre génération, elle, a tourné dos à la foi. Regardez où cela vous a amené. J’ai honte d’être votre fille! »

La gorge de Julia se resserra, et elle faisait tout pour ne pas montrer qu’elle était sur le point d’éclater. Elle accula le chevalier contre le mur en tenant fermement la garde de l’épée à deux mains. Basile prit une grande inspiration, et réussit à garder son calme malgré les circonstances.

La voix de Julia se fit tremblante : « Cette renarde que vous avez renvoyée à l’instant, c’était mon amie d’enfance quand je suis arrivée à la Roselière. Elle a disparu du jour au lendemain après quelques mois. J’étais une enfant, je ne comprenais pas. Maintenant, je comprends ce qui a pu lui arriver. Et de me dire que vous y avez peut-être joué un rôle, je ne peux pas vous le pardonner.

« Je suis seulement venue ici pour vous donner un avertissement, mais comme je vous ai devant moi, la tentation est très grande. Donnez-moi une raison de ne pas vous tuer et venger toutes les vies que vous avez détruites. Reste-t-il seulement quelque chose de bon en vous?

— Je suis déjà très vieux, répondit sereinement Basile. Me tuer ne rendra plus justice à personne. Vos désirs de vengeance sont raisonnables, mais vos actions n’auront aucun impact sur les injustices que vous combattez. Vous êtes en train de menacer un chevalier à l’intérieur même de la demeure du seigneur de Kusama. Si ça se sait, vous prendrez la peine de mort, et vos amis esclaves le resteront. Si vous voulez les aider, allez-y; mais réfléchissez à deux fois aux conséquences de vos gestes. Si vous m’attaquez, vous les laisserez tomber. Je n’en vaux pas la peine. »

La poigne de Julia s’affaiblit. Elle semblait peu sure de sa posture, alors que Basile, lui, ne montrait aucune panique et aucune inquiétude, malgré la pointe de la lame qui appuyait sur sa poitrine. « Mon frère a cherché cette épée toute sa vie, dit-il. Quel gâchis, il n’aura jamais eu la chance de la tenir de son vivant. Il savait que le temple la gardait cachée, mais ils refusaient toujours de la lui céder, prétextant qu’elle avait une valeur sainte. Vous n’imaginez sans doute pas l’immense honneur qui vous est fait de la posséder. Votre grand-tante Delphine était une femme remarquable qui s’est battue pour le Culte et pour la citadelle. Prenez exemple sur elle et vous aurez mon respect et celui de toute la famille; ou bien, respectez les volontés de votre mère, laissez tomber vos racines, et tracez votre propre chemin.

— Ne parlez pas de ma mère, vous l’avez laissée dans la misère! s’écria Julia, la voix tremblante. Elle est devenue conteuse car elle n’avait plus aucun argent et aucune possession.

— C’était ce qu’elle voulait, dit Basile en haussant la voix. Elle ne voulait plus d’argent, plus de noblesse et plus d’un chevalier. Elle voulait vous écarter des Vendemont et m’a demandé de ne plus vous compter parmi mes enfants. Je l’aimais toujours, et j’ai respecté sa décision. Je regrette qu’elle ne vous ait rien expliqué de tout ça. »

Julia se forçait de ne pas éclater en sanglots, mais son visage crispé l’avait déjà trahie. En face d’elle, Basile ne ressentait que du mépris. « Baissez votre arme, reprit-il. Vous n’avez rien d’une brave et ça se voit. »

La jeune femme tourna le dos en lâchant un cri de rage. « Je ne devrais pas me montrer clémente envers vous, mais vous avez raison. J’ai un combat à mener, et il est plus important que vous. » Elle rangea son arme dans son fourreau. « Mère n’aurait pas voulu que je vous retrouve, elle souhaitait que je tourne la page. Merci de m’avoir ouvert les yeux. Je tenterai de lui faire honneur.

— Commencez par apprendre les armes, dit sèchement Basile. Quel que soit le combat que vous dites mener. Vous n’irez nulle part, sinon. » Julia baissa les yeux au sol. Elle tenait une main sur le pommeau de l’épée, s’imaginant la porter avec fierté; mais à ce moment, devant son père, elle se sentait parfaitement humiliée.

« Qu’importent nos différences de point de vue; je suis content que vous ayez décidé de faire de plus grandes choses que de juste enseigner des contes, dit-il. Ne gâchez pas cette opportunité. » Julia tourna la tête de côté et ne répondit rien, instaurant un silence malaisant dans la chambre.

Basile baissa les yeux sur la main de Julia et remarqua son alliance. « Vous vous êtes mariée? demanda-t-il avec un sourire dans la voix. Je vous offre mes félicitations.

— Fiancée seulement, répondit Julia, fuyant le regard de son père.

— Ah, c’est très bien, ça! Y a-t-il une chance que je le connaisse? Ou bien c’est un garçon de votre village?

— C’est une femme… c’est une fille de fermier. »

Stupéfait, Basile secoua lentement la tête, puis il se couvrit les yeux un bref instant. « Une fille de fermier? dit-il d’un rire nerveux et moqueur qu’il ne put contenir. Vous voulez épouser une autre femme? Excusez-moi, c’est la première fois que j’entends ça. Une chose est sure, ce n’est pas le ridicule qui vous fait peur. Dire que j’ai bien failli être fier de vous pendant un instant. Sortez, hors de ma vue; la famille n’a plus besoin de vous. »

Julia repartit la queue entre les pattes, et sortit de la chambre sans faire plus d’histoire. Elle s’en voulait pour tout, et elle maudit sa faiblesse pour ne pas être allée au bout de sa quête et de n’avoir réussi qu’à donner raison à son père de la mépriser en retour.

Elle marcha lentement dans les escaliers et les couloirs et prêtait l’oreille aux conversations qu’elle entendait. Elle espérait rencontrer Solly et lui parler en face à face. Elle vit d’un coup d’œil, dans une grande salle, plusieurs hommes et femmes déjà attablées, mais aucune trace de la renarde.

Elle finit par la croiser, juste un peu plus loin sur son chemin, en train de courir après un petit garçon. Celui-ci s’était emparé d’un tableau et cavalait à travers le palais en riant de bon cœur, et de voir Solly en colère l’amusait visiblement beaucoup. « Revenez ici, petite peste! » l’entendit-on crier. L’enfant bouscula Julia pour s’engager dans le couloir principal et, lorsque Solly arriva à sa hauteur, elle l’agrippa fermement par le bras, interrompant sa poursuite.

La renarde leva les yeux sur elle. Elle était en colère et semblait épuisée et frustrée, et à sa tête, elle semblait ne pas comprendre ce que Julia lui voulait. Celle-ci remarqua que son oreille gauche était décorée d’un anneau en argent bien visible et mis en évidence. Elle piqua sa curiosité, puisque de toute sa vie, elle n’avait jamais vu aucun Asiyen porter d’ornement de la sorte. Lorsqu’elle leva la main pour l’observer de plus près, la renarde la repoussa en la dévisageant. « Madame, c’est super impoli de me toucher comme ça », dit Solly, l’air agacée.

Julia se fit violence pour ne pas rétorquer avec agressivité. Il semble que Solly ne la reconnaissait plus du tout et n’était pas confortable de la voir s’approcher d’elle.

« Tu m’as parlé, tout à l’heure, dit Julia. Tu me reconnais, n’est-ce pas?

— J’suis vraiment désolée, madame; je sais pas vous êtes qui.

— Tu veux que je te fasse sortir d’ici », murmura Julia.

Solly baissa la tête et regarda discrètement tout autour d’elle. « Ils sont partout, à m’épier », dit-elle; mais ses mots ne venaient pas d’elle, et Julia les entendit aussi bien qu’elle entendait sa propre voix, comme si la renarde s’était introduite dans sa tête. Elle regarda autour en sursaut, persuadée que cette voix venait d’autre part.

« Vous m’excuserez, m’dame, continua Solly à voix haute; j’ai pas le temps pour vos jeux. J’ai du travail qui m’attend. »

Elle s’en alla de l’autre côté, mais Julia l’agrippa de nouveau, se rapprocha et lui dit tout bas : « Tu fais de la magie, pas vrai? C’est toi qui m’as parlé? »

Solly semblait toujours contrariée, mais malgré son agacement apparent, elle répondit, toujours sans remuer les lèvres : « Je peux parler sans être entendue, et je peux disparaitre totalement.

— C’est formidable! dit Julia en souriant d’une oreille à l’autre. Tu vas pouvoir te sauver d’ici!

— Jamais, jamais, frissonna Solly. Ils me retrouveront. Ils savent tout, où je suis, mes faits et gestes, mes paroles. Ils voient tout, ils entendent tout. C’est eux qui doivent me laisser partir.

— Qui ça, eux? De qui parles-tu? »

Solly bouscula brusquement Julia pour qu’elle la lâche puis recula de nouveau d’un pas. Au même moment, un homme s’avança dans le passage depuis le vestibule. À son arrivée, la renarde parut surprise et particulièrement tendue. « Ne va nulle part, lui dit-il; j’ai affaire à te parler. »

Solly baissa les yeux au sol. L’homme paraissait seulement quelques années de plus que Julia et portait l’emblème de Kusama, une montagne surmontée d’une étoile à huit branches, brodé sur son surcot à la hauteur du cœur. « Bonsoir, mademoiselle, dit-il à l’attention de Julia.

— Bonsoir, sire », répondit-elle, lui souriant. Elle n’avait aucune idée de qui il était.

« Je vous reconnais, dit-il : vous êtes la fille de la conteuse de la Roselière, madame Du Tailleur. Je vous ai vue, une fois, à la chapelle.

— C’est exact, répondit Julia avec hésitation; mais je ne me rappelle pas qui vous êtes. On n’a pas dû se voir très longtemps.

— En effet, dit-il; j’ai plutôt rencontré mon grand frère, Thomas l’Aubier. C’est formidable, comme le monde est petit. » Son sourire mit la jeune femme mal à l’aise. « Je m’appelle Tristan, chevalier. Mon frère est le gardien du sanctuaire de la Roselière. Vous êtes Julia Du Tailleur, si je ne m’abuse. C’est un plaisir de vous rencontrer en personne. Que nous vaut votre visite au palais? »

Julia entendit de nouveau la voix de Solly retentir dans son esprit : « Ne t’approche pas de lui, dit-elle. Il cache son vrai jeu. C’est un prédateur dangereux. »

Il ne semblait pas soupçonner qu’elle était la fille d’un autre chevalier, ce qui faisait son affaire puisqu’elle préférait ne pas le répéter à n’importe qui. Elle se contenta de répondre : « Affaires personnelles, mais je ne devais pas rester. Je me dirigeais à l’instant vers la sortie.

— Je ne vais pas vous retenir plus longtemps, dans ce cas. J’espère qu’on se reverra, à la chapelle ou autre part. Je vous souhaite bonne route. » Julia le salua d’un signe de la tête, mais par la suite, il ne bougea pas d’un pouce et resta là à l’observer. Mal à l’aise, elle se mit lentement en marche jusqu’au vestibule.

« Je t’en supplie, Julia, tu dois me venir en aide. »

Aussitôt qu’elle fut tournée, Tristan accula la renarde dos au mur au coin du passage. Celle-ci garda la tête baissée. « La gouvernante m’a dit que tu as été grossière avec mon fils et que tu l’as malmené, dit-il. C’est vrai?

— Oui », soupira Solly en tournant la tête sur le côté. Son exaspération était palpable.

« Tu peux me répéter ce que tu lui as dit, histoire qu’on rigole?

— Je l’ai traité d’avorton et de gibier de potence.

— Dites-moi que je rêve! Regarde-moi quand je te parle. Qui est-ce qui t’a élevée comme ça? »

Elle leva les yeux vers le chevalier. « C’était mérité, répondit-elle avec colère. Ce sale mioche s’est amusé à tirer sur ma queue comme si c’était un jouet. »

Tristan l’interrompit en frappant la renarde d’un coup de revers au visage. L’impact retentit jusque dans le vestibule et lorsqu’elle l’entendit glapir douloureusement, Julia fut paralysée.

« Ça fait vingt-cinq fois que je viens te voir pour ton mauvais comportement, reprit-il. Je ne sais pas où tu as appris tes manières, mais tu vas arrêter tes conneries, sinon, la potence, c’est moi qui vais t’y emmener. » On entendit Solly renifler. « Les gens ici ne savent plus quoi faire de toi. Tu as bien de la chance que ton maitre trouve ton sale caractère attachant. Je ne sais pas comment il fait; si tu étais à moi, je t’aurais corrigée bien avant.

— Oui… commencez donc par corriger vos enfants », grogna Solly.

Tristan lui infligea une nouvelle trempe. La renarde couvrit son museau en glapissant puis tourna la tête de l’autre côté en émettant une longue plainte.

« Je suis désolée, gémit-elle misérablement.

— Tu vas parler mieux que ça maintenant, ou tu veux que je continue? »

Julia s’avança brusquement vers le chevalier qui avait levé la main sur Solly. « C’est bon, elle a compris, dit-elle fermement; laissez-la tranquille maintenant. »

Tristan se retourna. « Laissez-moi faire, s’il vous plait, mademoiselle, dit-il avec légèreté. Je m’occupe d’elle rien qu’un instant.

— Vous l’avez blessée! » Elle désigna la renarde qui tentait d’essuyer son propre sang de son museau. Elle regardait Julia avec de grands yeux terrorisés en secouant la tête et en lui faisant signe subtilement de ne pas s’en mêler. « Elle a présenté ses excuses. Laissez-la partir.

— Non. C’est une esclave, ses excuses sont sans valeur, et j’ai le droit de la frapper quand elle me manque de respect. »

Julia serra le poing et flanqua à son tour un violent coup au chevalier. Pris au dépourvu, il recula d’un pas et s’appuya contre le mur, manquant perdre l’équilibre.

« Laissez-la tranquille, je vous dis! cria Julia avec colère. Elle n’a rien fait!

— Qu’est-ce qui vous prend de faire ça, vous êtes folle? » dit Tristan, confus et fou de rage.

Solly se mit en retrait. Julia entendit une nouvelle fois sa voix paniquée retentir dans son esprit. « Pas comme ça, pas comme ça! dit-elle. Pourquoi tu es intervenue? Oh non, seigneur… »

Un soldat arriva au galop depuis la porte du vestibule et plaqua violemment Julia contre le mur. Il s’agissait du garde qui l’avait escortée plus tôt jusqu’à la chambre de Basile. Il sembla pris de colère lorsqu’il se rendit compte de son identité, et il la força à genoux en la menaçant de la pointe de sa lance.

Quelques personnes s’approchèrent, arrivant par le couloir de l’autre côté, là où la plupart des invités étaient amassés. « Elle m’a attaqué! dit Tristan. C’est dingue. Qui l’a laissée entrer? »

Le visage horrifié et les mains toujours sur son museau, Solly recula dans la foule, quand un autre homme s’avança et l’agrippa fermement pour la trainer de force loin de la scène. « Je vous jure que je n’y suis pour rien, Monseigneur », bafouilla-t-elle avant de disparaitre.

Basile apparut à son tour dans la foule. « Bon Dieu… que faites-vous encore là? demanda-t-il, le ton empreint de déception et de colère.

— Vous connaissez cette femme, sire Vendemont? demanda Tristan.

— Si je la connais? Il s’agit de ma fille Julia. »

Les quelques gens assemblés furent stupéfaits de l’annonce, à commencer par Tristan qui regarda la jeune femme l’air totalement incrédule. « Elle s’en est prise à moi pendant que je corrigeais une esclave, dit-il. J’exige des excuses.

— Une esclave? s’esclaffa Basile. Tout ce cirque parce que vous voulez défendre une esclave? Je croyais que vous alliez au moins attendre d’être sortie d’ici pour commencer vos âneries. » Son rire et sa façon de s’adresser à elle la couvrirent de honte. « Cette femme n’est pas une héroïne, elle n’a jamais tenu une épée de sa vie. C’est grotesque. Gardes! Amenez-la hors de la citadelle et ne la laissez pas rentrer. Je ne veux plus la voir. » Il s’en alla sur ces mots.

Un autre soldat se pointa dans le passage. Julia fut fouillée et désarmée puis escortée à l’extérieur, pendant qu’elle tremblait de rage et de stress. Elle n’osa plus regarder le visage des gens qui l’entouraient car elle se sentait épiée et moquée au point où c’en était physiquement douloureux. Elle marcha donc jusqu’à la grande porte en gardant la tête baissée. Ils marchaient au trot, l’un devant, l’autre derrière, et Julia au milieu qui tentait de suivre et qui se demandait ce qu’il lui restait comme recours dans cette situation. « Allez plus vite, ne trainez pas », lança le soldat qui suivait derrière.

Ils firent entrouvrir la grande porte pour la faire sortir. Le premier soldat expliqua la situation aux gardes postés à l’extérieur. Le deuxième, lui, asséna à Julia un coup de lance derrière la tête. Assommée, celle-ci s’écrasa sur le sol. « Ça c’est pour vous être moquée de moi à l’entrée, tout à l’heure », dit-il. Il lui rendit ensuite son épée qu’il avait apportée jusque dehors en la jetant par terre. Les soldats disparurent et les portes se refermèrent aussitôt.

Étourdie et affaiblie, Julia mit un temps à se relever. Elle entendait les deux gardes derrière elle discuter, mais elle était incapable de discerner leurs mots. Elle essuya la boue de son visage et son manteau, puis elle regarda devant elle le village.

« Madame, ne restez pas près de la porte, dit le garde.

— Mais je n’ai nulle part où aller, dit Julia.

— Raison de plus pour dégager.

— Vous ne pouvez pas me jeter comme ça! Je travaille pour le temple d’Adamant et j’ai la grâce de votre gardien et chevalier Mathias Laure!

— On s’en fout », répondit le garde avec agacement.

Elle s’éloigna très lentement et presque à reculons, regardant dépitée les gigantesques murs qui protégeaient la citadelle de Kusama. Devant le fait accompli, elle dut accepter qu’aucune noblesse, aucune allégeance ne ferait d’elle autre chose qu’une paysanne.