La méfiance de Julia

Ils sortirent de l’enceinte du palais. Les rues étaient bondées et pendant qu’ils marchaient pour se rendre au centre-ville, ils se marchaient sur les pieds. Mirka pressa le pas. Arrivés sur le parvis du temple, il les traina dans un coin discret contre le mur, et il s’adressa à Julia avec un ton de nervosité et de reproche.

« Vous êtes folle d’aborder la question des rebelles à l’intérieur de la demeure du seigneur Warrant, dit-il. Vous pourriez nous faire enfermer nous et madame Querrel. Je n’ai pas l’intention d’être enfermé; c’est pourquoi je vous demande de me prévenir la prochaine fois, histoire que je me tienne le plus loin possible de vous. Si vous voulez en savoir plus sur eux, vous n’aviez qu’à me demander. Pas besoin de vous inviter au palais.

« Si vous voulez savoir, vous aurez plus de chance d’en trouver à Pirret. Il y a beaucoup plus de Fourrures libres là-bas qu’ici. Elles sont organisées, mais elles sont discrètes; soyez prudente si vous les cherchez. »

— Je devais lui poser des questions sur mon père, soupira Julia. Cette femme me semble très antipathique. Vous êtes sûr qu’elle est digne de confiance?

— Oui, répondit pensivement Mirka; j’aurais peut-être dû vous prévenir. C’est une femme un peu fatiguée et difficile à cerner, mais elle a vraiment le cœur sur la main. Je suis sûr qu’elle vous apprécie beaucoup, même si elle le montre mal. » Il désigna Racoune du regard. « Tu as vu comme elle n’a posé aucune question sur ton mal de dent? C’est bien la preuve de ce que je dis. Elle ne vit que pour aider les gens, et elle nous fait déjà confiance à mille pour cent.

— À ce propos, gronda Racoune, qu’est-ce que c’est que cette histoire? Je n’ai mal nulle part. »

Mirka souriait d’une oreille à l’autre. « Ça te donne un prétexte pour y retourner, répondit-il. Je suis désolé, mais tu n’avais aucune raison d’être là et tu ne parlais pas. Il fallait bien que j’invente. »

Racoune s’empara du message que lui avait laissé Judith. « C’est un droit de passage, dit-il. Elle a mis sa signature.

— Et voilà! fit Mirka. Ce droit de passage est ton carton d’invitation pour l’anniversaire de mariage de Warrant. Il ne nous reste qu’à trouver une façon de faire entrer madame Julia en douce, et j’ai déjà ma petite idée.

— Vous êtes futé », dit Julia.

La journée se déroula sans plus d’accroc. Mirka refusa de dévoiler ce qu’il avait en tête, prétextant cogiter sur la meilleure façon d’infiltrer une femme inconnue dans le palais, puis à un moment, il disparut tout simplement. Racoune, lui, se questionna sur les motivations de Julia à se donner tout ce mal : rencontrer son père paraissait, pour lui, une entreprise inutile et surtout dangereuse, mais il se retint d’émettre une objection.

Le soir venu, il rentra plus tôt au dortoir pendant que Julia partit prier. Racoune s’inquiéta de devoir lui expliquer pourquoi il évita d’entrer dans le temple, mais elle ne posa aucune question. En effet, elle n’effleura jamais le sujet.

Le soleil était couché et les rues de la citadelle se vidaient petit à petit. Racoune était étendu dans son lit et fixait le plafond. Il n’était pas la seule personne dans le dortoir cette nuit-là, mais dans leur chambre, tous les autres lits étaient inoccupés. Le seul intrus qui se présenta fut Mirka, qui décida de s’installer sur le lit juste en face du sien.

« Tu dors souvent ici? demanda Racoune.

— Oui, en hiver quand je suis ici. L’été je me promène… je me balade… dormir dehors ou sur la route, c’est pas si mal, quand je n’arrive pas à pirater une chambre à l’auberge. C’est quand même beaucoup plus confort et intime là-bas.

— Tu n’as pas envie, parfois, d’avoir une maison, un endroit où tu pourras toujours aller pour être à l’abri? »

Mirka rigola. « C’est toi qui as abandonné ta chambre à la Roselière, dit-il. Moi, je n’en ai jamais eu, donc je ne sais pas ce que c’est. »

Racoune inspira longuement. « Je n’avais pas trop le choix, dit-il. Je ne supportais plus de vivre parmi tous ces gens qui croient si dur à leurs esprits et leurs princes immortels. Je n’étais pas à ma place. Tu dois savoir ce que ça fait de se sentir comme un étranger. D’autant plus que, tu le sais, je n’ai pas quitté uniquement parce que je m’ennuyais.

— Tu es amoureux de cette femme », dit Mirka.

Racoune ne répondit pas sur-le-champ, mais il ne put s’empêcher de rire avec nervosité.

« Je disais ça en l’air, reprit Mirka, mais à ta réaction, je dirais que c’est vrai. Je ne te juge pas, que ce soit clair. C’est une femme magnifique et indépendante qui a un fort caractère et une identité assumée, ça lui donne beaucoup plus de charme que les ménagères qui peuplent cette ville de bourgeois. Et ce petit nom qu’elle te donne? Racoune? Très particulier, mais très révélateur.

— Tu es très habile et perspicace, dit calmement Racoune. Il te suffit de rencontrer les gens pendant cinq minutes et tu sais déjà tout sur leurs vies. La pauvre Julia a perdu beaucoup de gens qui ont été proches d’elle. Elle a un peu l’impression, aujourd’hui, d’être un danger pour ceux qu’elle aime. Je me sentais si mal de l’avoir quittée pour cette raison. Mais j’étais jeune quand j’étais amoureux d’elle. Il y a longtemps que je suis passé à autre chose.

— Excellente nouvelle! » Mirka se redressa vivement de son lit et alla s’assoir par terre au chevet de Racoune. « Tant mieux si ça ne te distrait pas pour la suite. Écoute bien ce que j’ai en tête. Le soir de la fête, tu vas aller au palais pour ton rendez-vous avec madame Querrel. Évidemment, celle-ci ne devra se douter de rien, donc il faudra que tu réussisses à faire entrer Julia avant d’aller la voir. L’appartement juste à côté du sien est celui du cuisinier personnel de Warrant, qui sera au boulot toute la journée. Tu devras t’introduire chez lui et faire entrer Julia par la fenêtre. Elle va te lancer une corde et tu vas l’aider à grimper. »

Racoune soupira et leva les yeux au ciel pendant qu’il écoutait son plan farfelu. Le chat continua avec toujours plus d’insistance : « Ensuite, en-dessous de l’escalier qui mène aux appartements, il y a un accès à la salle de garde. Elle devra entrer à l’intérieur et chopper un uniforme dans la réserve pour pouvoir s’introduire dans le palais sans lever de soupçon.

— C’est beaucoup trop dangereux, l’interrompit Racoune. Ça va forcément tourner mal, il doit y avoir un moyen plus sûr.

— Bien sûr que ça va tourner mal! N’est-ce pas le propre de n’importe quelle aventure?

« À moins que… réfléchit Mirka. Si elle arrive à trouver un uniforme de la garde en amont de la fête, elle pourrait entrer par la porte principale ni vue ni connue. Ou bien! Ou bien elle se fait passer pour une invitée. Son chevalier de père sera de la soirée. Elle n’a qu’à se faire passer pour sa fille. Je veux dire, son autre fille, celle qu’il n’a pas reniée. Les gardes à l’entrée n’y verront que du feu, à supposer qu’ils ne la connaissent pas personnellement. Je ne saurais dire pourquoi, mais à la voir, je sens que c’est une excellente menteuse. Je vais de ce pas aller la voir pour lui demander son avis.

— Ce sont tes plans foireux qui vont réussir à nous faire enfermer », dit Racoune.

Les fidèles avaient tous déserté le temple après le coucher du soleil. Il ne restait plus que Julia qui n’avait pas bougé d’un cheveu depuis une heure. Elle était assise en tailleur devant l’autel; elle faisait ce qu’elle pouvait pour mettre de l’ordre dans ses idées et réfléchir à ses actions, attendant que la décision juste à prendre lui vienne comme naturellement.

Elle consacra la plupart de son temps à méditer sur sa relation avec Marie. Malgré les années qui s’étaient écoulées depuis son départ, elle peinait toujours à tourner la page sur la façon dont tout s’était passé. Elle essayait de se convaincre qu’elle ne la reverrait jamais, mais elle était incapable de se départir de son alliance. Elle ne pouvait le nier : elle lui manquait plus que tout.

Pleinement concentrée sur ses réflexions et ses souvenirs, elle ne fit pas attention à la personne qui s’approcha d’elle, et qui posa la main sur son épaule pour l’inviter à se relever.

« Je m’excuse, dame Vendemont, dit-elle; vous devriez y aller avant le couvre-feu. »

Julia soupira longuement. Lorsqu’elle tourna la tête, elle reconnut le visage de l’archiviste Adrienne Sonral. Elle était venue visiter le village à plusieurs reprises et donc elles s’étaient déjà rencontrées, et nul doute qu’elle en connaissait beaucoup plus sur Julia que celle-ci n’aurait voulu. Elle détestait également sa façon de parler sans jamais lever la voix, comme si elle ne ressentait aucune colère ni joie.

Si Julia devait imaginer une personne qui n’avait rien fait d’autre de sa vie que de prier et mémoriser les récits de l’ancien pays sans jamais sortir dehors, elle imaginerait sans doute quelqu’un comme Adrienne Sonral.

« Vous semblez tourmentée, dit-elle. À quoi pensiez-vous? »

Julia secoua la tête. « À mes combats et à mes erreurs passées, dit-elle. Je me remets constamment en question, à savoir si ce que je fais est la bonne chose ou non, si j’ai raison ou tort, si je fais en vérité partie des gentils ou des méchants. Les deux camps ont souvent des arguments valables et ce qui est bon ou mauvais est relatif. Ce genre de choses.

— Je sens que vous êtes pleine de rancœur et de regrets, dit Adrienne. Faites attention à ce qu’ils n’obstruent pas votre jugement du bien et du mal.

— Oui, oui, je sais, interrompit Julia; c’est ce que vous répétez tous, les gens ici. Beaucoup de leçons, mais peu de volonté d’agir. Également très peu de nuances. » Elle marqua une pause puis elle reprit, tout bas : « Si le prince Adamant revient à Asiya, ce sera pour nous punir d’avoir asservi les Fourrures, tout comme il a puni les conquérants de l’ancien pays.

« Une de mes amies a été chassée du pays puis est portée disparue, et une autre est retenue prisonnière comme esclave. Mon père a fait la guerre à un peuple qui était déjà à genoux, et a forcé mes frères et sœur à le suivre. Toutes ces choses ont été faites sous l’égide du seigneur de nos terres; un seigneur mortel dont la parole fait force de loi. Une mascarade éhontée.

— Ces histoires n’ont aucun lien entre elles, dit Adrienne. Votre père n’a fait que son devoir en tant que chevalier et votre amie qui a disparu était une magicienne. » Elle parlait avec une sérénité exemplaire, au contraire de Julia qui semblait très énervée.

« Et alors, qu’est-ce que ça change? » Julia se remit debout et fit face à l’archiviste. « Elle n’a rien fait de mal. Son départ forcé a laissé un vide au village, et pensez à sa famille. Vous dites que pratiquer la magie, c’est usurper le pouvoir de Dieu. Ouvrez-vous les yeux : les magiciens sont partout, ils sont parmi nous. Ils sont nés avec ce don et doivent le cacher ou subir le rejet toute leur vie. Pourquoi Dieu leur donnerait-il ce don, uniquement pour leur interdire de l’utiliser? »

Elle marqua une pause et recula de quelques pas. « La foi représente tout pour moi, dit-elle. Mais le Culte n’est qu’un chapitre, et vous êtes mortels tout comme moi. Je me demande si je peux toujours compter sur votre soutien. Libre à vous de me considérer comme vous voulez; votre doctrine ne m’empêchera jamais d’avoir espoir. Je sais que Dieu, lui, est de mon côté. »

Julia se tut et resta immobile, attendant une réaction de la part d’Adrienne. Celle-ci prit un bon moment pour répondre : « Le Culte sera toujours de votre côté. Vous trouverez son aide précieuse dans les moments où vous serez à court de moyens. Qu’importe ce que vous pensez de nos façons de faire. Gardez la foi et vous ne serez jamais seule. Le Culte reste garant même de ceux qui lui ont tourné le dos.

— Qu’est-ce que ça signifie? » Adrienne resta silencieuse; Julia s’approcha vivement et l’agrippa par l’épaule. « Vous savez où se trouve mon amie? Vous savez où se trouve Marie Lequère?

— Vous étiez avec mademoiselle Lequère comme dans une cage, répondit Adrienne. Prisonnière d’un charme, insouciante des réalités. Elle vous tenait pour sienne.

— OÙ EST-ELLE! » Julia hurla au visage d’Adrienne si fort qu’on l’entendit jusque dehors. Sa voix portait toute la colère qu’elle gardait à l’intérieur, et elle suffit à donner la frousse à l’archiviste, qui la repoussa brusquement et recula d’un pas.

Adrienne prit une grande inspiration. « Je l’ignore tout autant que vous, dit-elle calmement. Évitez de me bousculer, je vous prie. »

Julia s’éloigna lentement et se prépara à quitter. « C’est vous qui avez convaincu frère Thomas de la mettre au pilori, dit Julia, la voix tremblante. Je vous jure, si j’apprends qu’il lui est arrivé malheur par votre faute, je vous le ferai regretter.

— Vous aviez pourtant tourné la page sur elle, dit Adrienne. Je suis déçue de voir que son charme vous aveugle toujours.

— Vous n’avez jamais été amoureuse », dit Julia. Elle sembla sur le point de se lancer sur une tirade, mais elle se fit violence. Elle se retourna en lui faisant signe de lâcher prise.

Adrienne la regarda patiemment quitter le temple. « Pauvre âme perdue, chuchota-t-elle. Dieu, bénissez sa quête, car elle est courageuse et donnera un nouveau but à sa vie. »