Le village

Le temps était pluvieux et le froid mordant. Julia marcha lentement sur l’unique route qui traversait le village. Celui-ci était bien différent de ses souvenirs : on le lui avait décrit, petite, comme un endroit malfamé et inquiétant, où il valait mieux ne pas s’arrêter, où les gens pauvres n’avaient ni éducation ni respect d’autrui. La Roselière lui avait appris que la vraie vie était tout autre chose que dans ses préjugés d’enfant de riche; cependant, une fois qu’elle eut proprement rattaché son épée à sa ceinture, elle garda tout de même ses mains cachées à l’intérieur de son grand manteau, prête à dégainer. À plusieurs reprises elle jeta un coup d’œil derrière elle, perturbée par l’idée d’être vue ainsi armée.

Il y avait encore très peu de gens debout à l’extérieur, mais les quelques visages qu’elle croisa ne lui inspirèrent pas confiance. Elle se ressaisit, ajusta sa posture puis marcha la tête bien haute en regardant droit devant elle. Bien qu’elle n’eût aucune idée où elle irait.

Plus loin sur la route, elle vit un grand établissement qui servait d’auberge. Lorsqu’elle pénétra à l’intérieur, elle fut surprise d’y voir autant de gens. Elle réalisa à ce moment comment la soirée n’était pas bien avancée malgré l’obscurité : ceux parmi la foule qui n’étaient pas là que pour s’enivrer étaient attablés pour le souper. Le contraste d’ambiance avec le palais, dans lequel elle se trouvait il y a tout juste vingt minutes, la désarçonna. Les gens présents lui parurent soudainement tous miséreux, sales, louches et angoissants; et plusieurs autres qualificatifs péjoratifs lui vinrent en tête. L’ambiance lui était particulièrement lourde, elle qui était plutôt habituée à la légèreté et la finesse.

« Ce n’est pas la citadelle, et ce n’est pas la Roselière, se dit-elle. Mais même dans mon village d’agriculteurs, tout n’a pas l’air aussi pauvre. C’est à moi de m’adapter. » Elle soupira longuement. La rencontre de son père et son altercation avec Tristan l’avaient laissée profondément humiliée; toutefois, elle était consciente du fait que, désormais en-dehors des murs, plus personne ne pouvait connaitre son identité.

Elle se rappela seulement une fois à l’intérieur, observant chacun des invités à la recherche d’un visage amical, qu’elle avait laissé tous ses objets avant de quitter le refuge et n’avait donc aucun argent. Elle et Racoune avaient accumulé bien peu, juste le minimum vital; mais elle n’avait aucunement prévu en avoir besoin cette soirée. Comme elle avait l’air complètement perdue pendant un instant, un homme s’approcha d’elle de derrière le comptoir et se présenta comme étant responsable. « Vous cherchez quelqu’un? dit-il.

— Non, je cherche un abri, répondit Julia; mais je n’ai plus de sou sur moi, donc je ne pense pas être à la bonne porte.

— Allez à la citadelle, dit l’aubergiste. Le temple d’Adamant accueille les vagabonds. Les gardes vont vous laisser entrer si vous les prenez par les sentiments. »

Julia se mordit les lèvres devant l’ironie du sort. « Merci, soupira-t-elle en se prenant la tête dans les mains. Je ne vous ferai pas perdre votre temps. Permettez que je m’assoie rien qu’un instant. » Elle s’installa près de la sortie et posa sa tête sur la table, ne sachant plus quoi faire d’autre. Il lui vint à l’esprit de reprendre son cheval et retourner à la Roselière, mais elle s’en voudrait de quitter sans en avertir Racoune.

« Bonsoir, conteuse. »

Lorsqu’elle tourna la tête vers sa gauche, elle reconnut son rival Benoit de Marcia qui venait l’aborder, et elle se redressa en un sursaut. Soudainement elle fut prise d’envie de fuir en panique et son cœur s’accéléra à vive allure.

« Soyez tranquille, dit-il; je ne vais pas vous attaquer.

— Ce n’est pas ce que vous avez dit la dernière fois que nous nous sommes vus », dit Julia, la voix tremblante. Elle se racla la gorge et se redressa le dos. Alors que Benoit s’assit sur le banc à côté d’elle, Julia se retourna pour lui faire face et fit au mieux pour cacher sa nervosité. « Qu’est-ce que vous me voulez?

— Je comprends qu’il a dû vous arriver des embrouilles, répondit Benoit. Une femme comme vous ne devrait pas se retrouver sans argent à chercher un abri dans une gargote telle ici. » Contrairement à lors de leurs précédentes rencontres, il ne montra aucun signe d’agressivité et se montra assez ouvert à discuter, plutôt qu’à vouloir à tout prix se battre.

« J’ai effectivement des problèmes, mais je ne vois pas ce que vous comptez y faire. Vous êtes un mécréant et un marchand d’esclave. À ce titre nous sommes ennemis jurés. Je ne tiens pas à être vue avec vous, et vous de même, très certainement. »

Julia le regardait de la tête aux pieds les yeux pleins de curiosité et de méfiance. Il se tenait l’air décontracté et n’était que légèrement vêtu; aucune sorte d’armure ou de protection, pas de flaflas, rien qui ne laissait présager qu’il pouvait être dangereux, excepté qu’il portait un couteau à la ceinture, comme il était commun d’avoir sur soi. Il avait également l’air propre et ne sentait pas l’alcool et la sueur, à l’inverse des autres hommes qui se trouvaient dans la salle.

« Mettons de côté nos divergences d’opinion un instant, dit-il calmement. Quel est votre nom, conteuse?

— Je m’appelle Julia, dit-elle. Et je ne suis pas conteuse.

— Toutes mes excuses, dit Benoit en riant. En même temps, je ne suis pas vraiment marchand d’esclave non plus. Mon boulot est de transporter de la marchandise rare et chère sur de longs trajets. Alors vous, vous êtes prêtresse? Ou gardienne, ou autre?

— Rien de tout ça, soupira Julia. Les gardiens ne quittent jamais leur lieu de culte, puisque leur rôle est justement de le garder. »

Benoit tourna la tête de l’autre côté. « Qu’est-ce que j’en sais, moi, merde… dit-il tout bas. Je peux faire quelque chose pour vous aider? Vous avez mangé aujourd’hui? C’est moi qui vous l’offre. »

L’estomac aussi vide que le portemonnaie, Julia baissa les yeux et ravala sa fierté. « Je ne peux pas refuser cela, dit-elle timidement. Pourquoi cet élan soudain de bonté après ce que je vous ai dit l’autre jour? »

Benoit avait laissé tomber son air menaçant et son sourire narquois; il semblait s’efforcer d’avoir l’air sérieux et digne de confiance. « Je ne vais pas attaquer une femme qui est déjà à terre, dit-il. Et de loin… vous sembliez si dépitée. Je vois bien que vous êtes au bout du rouleau et avez besoin d’aide. Je suis humain, moi aussi. Je sais faire preuve d’empathie.

— J’imagine bien, dit Julia. D’autant plus que si vous avez prévu de me buter vous-même, vous voudriez surement que je ne me jette pas de désespoir en bas de la falaise. »

Benoit ne put contenir son rire. « Ah! Ne parlons pas de ça ici. Je ne souhaite pas votre malheur personnellement, mais si vous m’attaquez, vous allez avoir des ennuis. Là, le contexte est différent. Si vous êtes dans la merde à cause d’une autre personne ou que vous avez des idées noires, ça change tout. Mais, c’est sûr, si ma présence vous gêne, je peux vous laisser seule avec vos problèmes. »

Julia ne répondit pas immédiatement et regarda ailleurs, pensive, mais aussi un peu gênée. Benoit se fit insistant. « Vous voulez que je vous laisse tranquille? Je m’en vais, si c’est ça.

— Non, restez, dit mollement Julia. Les gardes m’ont jetée dehors et je ne connais personne hors des remparts. Je suis dans la merde. »

Benoit parut amusé. « Bizarre ce que vous me dites, rigola-t-il. Vous pouvez m’expliquer ce que vous avez fait pour être jetée dehors et pas juste emprisonnée? Allez, je vous offre une place au dortoir là-bas pour la nuit, et on discute de tout ça. Ça vous va? À moins que vous ayez prévu de coucher dans l’étable. »

Julia regarda l’homme à côté d’elle avec un regard empreint de suspicions, lui laissant savoir qu’elle ne lui faisait pas confiance.

Benoit lui fit servir du pain et de la soupe et elle dut se retenir de se jeter sur son bol car, bien que n’ayant rien avalé depuis la veille, elle avait du mal à exposer sa misère. « Je vous suis reconnaissante pour le repas, dit-elle. Nous sommes partis en voyage pratiquement les mains vides, et le peu que j’avais est resté à l’intérieur.

— Ce n’est rien. Je viens de boucler une affaire en or, de toute façon; vous avez oublié? » Il parlait toujours en rigolant. De rappeler à Julia l’argent qu’il s’était fait en voyageant ses esclaves semblait beaucoup l’amuser. « Alors vous voyagez avec votre raton laveur? demanda-t-il. Il n’est pas avec vous ce soir? »

Julia ne répondit pas et se concentra sur son repas. Elle était déjà amplement embarrassée d’en être réduite à accepter ses offres pour manger et s’abriter du froid; parler de la pluie et du beau temps était la dernière chose dont elle avait envie.

« Ne me dites pas que vous vous l’êtes fait voler », continua Benoit en riant.

Elle lui lança un regard meurtrier. Sa curiosité l’agaçait au plus haut point; elle préférait lui faire comprendre qu’elle ne révèlerait aucun détail et, pendant ce temps, elle réfléchissait à une histoire à lui raconter.

« Je vois, reprit Benoit; gardez vos secrets. Je vais régler les affaires pour que vous ayez accès au dortoir cette nuit. Je vous laisse tranquille en attendant. »

À présent seule assise devant ses deux quignons de pain et sa soupe tiède, elle observa de nouveau la pièce en entier et n’y reconnut personne qui, à l’apparence, semblait digne de confiance. Le seul visage qui lui était familier était celui de l’homme qui l’avait menacée il y a quelques jours et qui lui offrait maintenant un repas et un lit.

Elle sortit dehors au bout d’un moment pour espérer mettre de l’ordre dans ses idées. L’air était froid et humide et la pluie abondante ne cessait jamais, mais elle respirait mieux qu’à l’intérieur. Elle rabattit son capuchon et fit quelques pas lents sur la route, regardant autour d’elle. Benoit la rejoignit peu de temps après.

« Tout va bien? demanda-t-il.

— C’est l’atmosphère qui est pesante, répondit Julia. Je ne suis pas habituée à être au milieu d’autant de monde. N’y a-t-il personne qui offre des chambres privées dans le village? »

La question surprit Benoit. « Non, dit-il. Vous êtes décidément très drôle. Les gens s’arrêtent ici en voyage pour être au sec, pas pour passer des vacances. Les logements privés de luxe sont à l’intérieur des murs. Ici dehors, c’est la vraie vie. »

Julia s’approcha doucement et baissa la voix. « J’ai besoin de votre aide, dit-elle. Je ne peux pas dormir dans ce dortoir. Des hommes sont à ma poursuite, ils me traquent nuit et jour depuis des semaines. C’est la raison pour laquelle je cherchais à rejoindre la citadelle. Ils m’ont suivie jusqu’ici, je les ai vus à l’intérieur de l’auberge. Eux ne m’ont pas calculée avec ces vêtements, j’ai eu de la chance; mais je ne peux pas rester là cette nuit. S’ils m’attrapent, je suis morte.

— Attendez, attendez, doucement! interrompit Benoit en riant. Qu’est-ce que vous me racontez là?

— On devait embarquer dans un bateau pour Prével, moi et le raton laveur avec lequel vous m’avez vue. On y était envoyés de force parce qu’un notable en visite a décidé que j’épouserais son fils, et que lui deviendrait sa propriété. J’ai dû tuer deux personnes pour m’échapper. Mais me voilà à l’autre bout du pays, et ils ne m’ont toujours pas lâchée. À Kusama, le Culte a presque autant d’influence que l’armée; vous croyez vraiment qu’on me refuserait l’accès à la citadelle si je travaillais pour eux? »

Benoit mit un moment à réagir. Il adopta soudainement un air présomptueux et baissa la voix. « Vous savez, si c’est dormir seule avec moi que vous voulez, vous n’avez qu’à me le dire. Pas la peine d’inventer des histoires.

— Je n’invente rien! dit Julia, outrée. Pour qui vous vous prenez? »

Le cavalier hocha la tête avec agacement. « C’est bon, je vois le genre que vous êtes. Si vous voulez vraiment vous cacher, vous pouvez dormir dans notre charriot. Il est situé derrière l’écurie. Ça ne plaira sans doute pas à une femme aussi raffinée que vous, mais c’est le mieux que j’ai à vous proposer, si vous ne voulez pas faire le tapin. Mais je vous préviens : demain matin, on repart aux aurores, et il vaudrait mieux pour vous que mes hommes ne vous tombent pas dessus. »

Julia hocha la tête tout en jetant un coup d’œil autour d’elle. « Vous ne vous rendez pas à Pirret, à tout hasard?

— Non, mademoiselle. On rentre à la maison, à Lumasarel.

— Et… vous êtes sûr que je ne peux pas partir avec vous? Au moins une partie du trajet, juste histoire de m’éloigner de ce pays maudit. »

Benoit parut pensif un moment, puis sembla réprimer un rire moqueur. « Venez, dit-il. Je vais vous montrer où c’est. »

Julia le suivit; elle n’avait pas d’idée précise de ce qu’elle faisait ni de jusqu’où elle irait, mais sous les airs qu’elle essayait de se donner, elle restait tendue et se tenait prête à dégainer ou à prendre la fuite. Elle avait confiance en son charisme beaucoup plus qu’en ses capacités physiques, mais elle craignait à présent que ça se retourne contre elle.

Elle surveilla constamment ses arrières pendant qu’ils remontèrent la route et se dirigèrent vers l’écurie située à l’entrée du village. Il y avait un espace vague un peu à l’écart qui servait à entreposer les voitures entre les allées et venues, afin qu’elles n’encombrent pas la route. Julia fut parcourue de frissons lorsqu’ils s’arrêtèrent.

« C’est le charriot dans lequel vous avez transporté vos animaux? demanda-t-elle, non sans un certain dégout.

— Oui. Alors désolé si ça pue et s’il y a des poils. Mais hé, au moins il est sec, il y a une paille et des couvertures, et personne ne vous verra là-dedans. »

Julia souleva la bâche qui recouvrait la structure pour observer à l’intérieur, mais de nuit, sans torche ni lune, elle ne discerna rien. L’odeur de renfermé est la seule chose qui parvint à ses sens. Odeur qui la frappa puisqu’elle portait la douleur et la détresse des Asiyens, qu’elle n’avait jamais vus mais qui, elle le savait, avaient passé des semaines enfermés à l’intérieur sous la surveillance de ce cavalier, et qui avaient été envoyés de force vivre une vie de servitude. Cette prise de conscience la rendit folle de colère.

Juste au moment où elle alla reprendre la parole, elle sentit le tranchant glacé d’un couteau se poser sous son menton. « Maintenant, vous avez fini de vous payer ma tête, et vous allez me dire à quoi vous jouez. »

Prise de stupeur, elle recula lentement du charriot et se retourna vers Benoit. Celui-ci avait l’air profondément énervé et le peu de clémence qu’il avait pu faire semblant d’avoir s’était volatilisé.

« Je suis en fuite », répondit Julia, paniquée. Elle fut incapable de retenir ses bégaiements comme le cavalier la fixait avec des yeux menaçants.

« Oui, oui, c’est ça, dit-il. Vous avez des chevaux, non? Qu’est-ce qui vous retient de foutre le camp? Vous embarqueriez avec nous de plein gré après tout ce qu’on s’est déjà dit? Et vous laisseriez votre raton laveur ici à la merci de vos poursuivants? Non, je n’y crois pas du tout, à vos histoires. Je vous donne trente secondes pour me dire ce que vous avez derrière la tête.

— Soyez honnête, je vous en prie, dit Julia. Vous voyez bien que je suis au bout de mes moyens. Vous l’avez dit vous-même. Vous m’avez déjà offert un lit au chaud pour la nuit. Pourquoi est-ce que j’aurais inventé ça?

— Oh, j’ai quelques idées. Je suis versé dans la tromperie, moi aussi. Vous faites la gentille, vous m’amadouez pour m’emmener dans un endroit reculé, et au moment où je m’y attends le moins, vous me plantez avec votre épée. C’est ce que j’aurais fait, à votre place. Mais je ne suis pas sûr que vous en ayez le courage. À moins que vous ne soyez intéressée par quelque chose d’autre? Quelque chose d’une tout autre nature? »

Julia ne répondit rien. Benoit afficha de nouveau son petit sourire narquois. Avec sa main armée, il caressa doucement le visage de la jeune femme et souleva son capuchon pour le ramener sur ses épaules. Julia serrait des dents et prenait de longues respirations, faisant son possible pour réprimer ses tremblements de nervosité et de panique. Elle glissa lentement, sous son grand manteau, sa main droite sur le manche de son épée, croyant vainement qu’elle pourrait la dégainer à tout moment, et ses yeux suivaient attentivement la lame qui glissait sur sa joue et qui, elle le sentait, était suffisamment affutée pour la tuer.

« Petite mythomane, dit-il calmement. Je ne sais pas ce que vous espérez obtenir avec vos inepties, mais je me vois obligé de jouer le jeu et de vous donner ce que vous voulez. Après tout, comment pourrais-je dire non à une jeune femme aussi séduisante que vous? Mais j’ai un petit souci, maintenant. Je viens de filer un Denier à l’aubergiste pour qu’il vous réserve un lit, mais vous avez décidé que, finalement, vous préfériez dormir dehors. C’est pas de chance pour moi, n’est-ce pas?

— Faites-vous rembourser », bégaya Julia. Croulant sous la panique, sa voix fut réduite à un murmure.

Benoit l’accula contre le charriot en gardant la menace de son couteau appuyé sur sa joue. « Oui, dit-il en hochant lentement la tête. Oui, je vais faire ça. Mais avant, je crois que je vais prendre de vous ce que vous avez à offrir en échange des services que je vous rends. Je ne fais pas dans la charité, vous savez. »

Julia prit une grande inspiration. « D’accord! dit-elle avec dégout. D’accord, j’ai compris. Vous avez gagné. Mais baissez votre arme, je vous en supplie.

— Vous d’abord. »

Julia se sentit ébranlée; il lui fallut un moment pour comprendre ce que Benoit attendait d’elle. Lorsqu’elle commença à tirer très lentement sa propre épée de son fourreau, l’homme s’en empara brusquement de sa main libre, puis la jeta par terre, plus loin sur le côté. Il se rapprocha ensuite d’elle comme pour lui barrer la route, puis il se mit à rire, allègrement et avec légèreté, comme si toute la situation n’était qu’une blague. La détresse apparente de Julia ne semblait plus l’émouvoir mais plutôt le divertir; elle ne savait pas si c’était de la cruauté ou de l’incrédulité. Ils restèrent ainsi à se regarder pendant de très longues secondes.

« Baissez votre arme, s’il vous plait », répéta Julia. Elle leva doucement une main tremblante pour la poser sur celle de l’homme et l’inviter à cesser ses menaces. Il secoua la tête, toujours en riant de bon cœur, désinvolte et fier, et il finit par lentement baisser son couteau.

À ce moment, n’écoutant plus rien que son instinct, elle glissa brusquement une main à l’intérieur de celle de Benoit, tandis qu’elle utilisa l’autre pour essayer de le désarmer. Elle fit en même temps un pas devant et lui mit un coup de genou bien placé qui le prit au dépourvu. Il tenta de la repousser, mais elle se rua sur lui avec une force désespérée qui lui fit perdre l’équilibre. S’étant amusé de la vulnérabilité de Julia puis ayant baissé sa garde, il ne s’était pas attendu à ce qu’elle lui résistât de cette façon. Au moment où elle sentit le manche du couteau entre ses propres doigts, elle le repoussa pour se séparer. À peine le temps que l’homme se redressât, elle raffermit sa prise sur le couteau, puis elle alla se ruer de nouveau sur lui pour lui enfoncer la lame dans son abdomen.

Elle hurla à pleins poumons lorsqu’elle fonça sur son rival, relâchant enfin la pression qu’elle s’efforçait de contenir. Son regard apeuré et inquiet s’évapora instantanément. Benoit voulut la repousser mais sa force lui fit défaut; il tenta de s’appuyer sur son épaule et de s’agripper à son manteau, tous ses membres tremblants, le regard incrédule et en douleur. Elle s’empressa de retirer la lame et de le poignarder de nouveau. Son visage était plein de terreur et de dégout d’elle-même. Le cavalier échappa dans un dernier souffle : « Salope… » avant de tomber sur les genoux. Julia le poussa violemment par terre, puis, dans un accès de colère indicible, elle écrasa sa tête sous la semelle de sa botte à plusieurs reprises. Elle fondit en larmes; elle fut incapable de retenir ses coups, jusqu’au moment où l’homme devint parfaitement immobile.

Au bout d’un long moment, elle recula de quelques pas, toute tremblante, ne comprenant pas bien ce qui venait juste de se passer ni comment, en si peu de temps, la situation pouvait s’être renversée ainsi. « Mon dieu, mon dieu, balbutia-t-elle. Il est mort. C’est pas vrai. Je l’ai tué, je l’ai tué, je l’ai tué… je l’ai tué, mon dieu… » Elle se prit la tête dans les mains en répétant ces mots sans arrêt. Elle mit plusieurs minutes avant de regagner ses esprits et elle regarda le corps inerte de son rival, réalisant enfin qu’elle devait partir le plus vite possible. Il lui vint à l’idée de fouiller ses poches pour trouver de l’argent; toutefois, ses vêtements étaient déjà totalement recouverts de son sang, et elle fut prise de haut-le-cœur.

« Puisse votre âme ne jamais trouver la paix, et qu’il en soit de même pour vos enfants. Espèce de sale ordure… mécréant… » Sa voix vacillait de peur et de stress, son visage était en pleurs et ses jambes menaçaient de la lâcher tant elle tremblait.

Elle récupéra son épée dans la boue puis reprit la route du village en titubant et prenant des respirations lentes et profondes pour tenter de se calmer. Elle remarqua à ce moment qu’elle s’était ouvert la main, et c’est uniquement à partir de cet instant que la douleur lui prit. Elle essuya ses larmes à multiples reprises, mais avec la pluie qui ne finissait jamais, son visage resterait humide. Elle était toute pâle et faiblarde lorsqu’elle rencontra le maitre d’écurie et elle refusa de lui faire la conversation. Elle reprit possession de sa monture et prit la route vers l’ouest. Elle rabattit de nouveau son capuchon sous la pluie, mais pour ce qui était du froid nocturne et de sa main en sang, elle prit son mal en patience.

Pendant qu’elle chevauchait toute la nuit, elle se répéta à elle-même : « Je l’ai tué, je l’ai tué… oh mon dieu. Dieu, pardonnez ma cruauté, mais comprenez que je l’ai fait pour le bien commun. Comprenez que cet homme ne méritait pas de vivre libre. »