Les amis de Julia

Julia du Tailleur grandit Ă  la RoseliĂšre entourĂ©e de croyants et d’animaux. Elle voyait les enfants de son Ăąge du village quelques avant-midis par semaine Ă  la chapelle oĂč ils suivaient les enseignements de sa mĂšre, mais autrement, durant les premiĂšres annĂ©es, elle Ă©tait plutĂŽt Ă  l’écart. Ce fut difficile pour la fillette d’ĂȘtre sĂ©parĂ©e de sa famille subitement, et Jeanne mit plusieurs annĂ©es avant de lui donner les raisons de leur dĂ©part.

« Ton pĂšre et Bernard sont partis trĂšs loin, disait Jeanne; ils sont allĂ©s de l’autre cĂŽtĂ© des montagnes, et JosĂ©phine les rejoindra trĂšs bientĂŽt. Je ne sais pas quand on pourra les revoir. »

Elle apprit beaucoup plus tard qu’ils Ă©taient partis Ă  la guerre Ă  Girtlad, et que sa mĂšre avait voulu l’en sauver, puis, lorsqu’elle fut en mesure de comprendre les rouages de la politique, elle comprit que son pĂšre, sans doute prĂ©occupĂ© par la guerre, avait abandonnĂ© la pratique de la foi au point d’ignorer les lois du Culte et de renoncer Ă  les transmettre Ă  ses enfants, et ce alors que sa famille en fut jadis un grand ambassadeur.

Elle gardait plusieurs souvenirs heureux de son frĂšre Guylain, car elle n’avait que deux ans d’écart avec lui, comparativement Ă  onze ans avec JosĂ©phine et quatorze avec Bernard. Elle n’avait toutefois plus jamais entendu parler de lui aprĂšs leur dĂ©part.

Lorsqu’elle vivait dans la citadelle, Julia n’avait jamais frĂ©quentĂ© de prĂšs les Fourrures; elle les avait seulement vues de loin dans la rue ou au temple. Au village, elle avait l’occasion de les voir partout, de leur parler et de faire la rencontre de quelques-uns qui avaient son Ăąge. La plupart Ă©tablis au village Ă©taient agriculteurs, comme presque tous les humains du coin.

Elle fit la rencontre de Solly quelques jours seulement aprĂšs son arrivĂ©e. Elle Ă©tait trĂšs rarement disponible pour jouer, et Julia ne sut jamais vraiment qui s’occupait d’elle ni oĂč elle habitait; mais il y avait quelques jours de la semaine oĂč la renarde allait se promener au village pour rencontrer les gens. Elle avait cinq ans et parlait Ă  peine le français. Julia avait souvenir de son parler extraordinaire, oĂč la langue de Salamey se mĂ©langeait Ă  celle des humains, et la façon dont elle prononçait certains mots l’amusait beaucoup du haut de ses six ans.

Ce fut d’ailleurs Solly qui rebaptisa TimothĂ©e en Racoune lorsque, le jour oĂč le raton laveur dĂ©barqua au village, elle le pointa du doigt en rĂ©pĂ©tant : « Almel eiminra kuni! ». Elle ne fut jamais en mesure d’expliquer ce qu’elle avait dit aux autres, mais ça pourrait se traduire grossiĂšrement par « Son visage m’est familier ». Les deux ne s’étaient Ă©videmment jamais croisĂ©s auparavant; mais les enfants, dont aucun n’avait compris le sens de ces mots, furent trĂšs amusĂ©s par sa rĂ©action, particuliĂšrement Julia. Elle seule persista Ă  l’appeler par ce surnom et, Ă©videmment, Ă  l’appeler ainsi devant tout le monde, les enfants du village se mirent Ă  faire de mĂȘme.

Tout ceci se dĂ©roula pendant la premiĂšre annĂ©e oĂč Julia Ă©tait Ă  la RoseliĂšre. Au bout de quelques mois, Solly arrĂȘta de se prĂ©senter au village, et Julia partit fouiller presque toutes les maisons dans l’espoir de la retrouver; mais elle avait disparu. « OĂč elle est, elle n’aura plus Ă  craindre d’avoir un toit et Ă  manger », lui dit Jeanne. Elle ne fournit jamais d’autre explication, et Julia oublia rapidement son existence.

Beaucoup de Fourrures venaient s’installer en famille et s’en allaient aprĂšs quelques mois seulement. Ainsi plusieurs des enfants qu’elle frĂ©quenta en bas Ăąge disparurent aussi vite qu’ils furent arrivĂ©s, mais aucun d’eux n’avait Ă©tĂ© aussi proche d’elle que ne l’avait Ă©tĂ© Solly et son drĂŽle de langage.

Le passage de Racoune Ă  la RoseliĂšre fut marquĂ© par deux longues absences : en l’an mille-quarante-et-un, lorsqu’il eut seize ans, il partit « à l’aventure », disait-il, et quitta le village pour partir dans l’ouest. AprĂšs avoir passĂ© sept ans au village, Ă  vivre Ă  la chapelle en compagnie de Julia et de la conteuse Jeanne, il dĂ©clara avoir besoin de voir un plus grand monde et de devenir autonome. L’élĂ©ment dĂ©clencheur fut en rĂ©alitĂ© son dĂ©gout de la foi et des traditions : il ne comprenait pas l’attachement que les gens du village y portaient, particuliĂšrement les gens de la chapelle, et ne s’y Ă©tait jamais senti Ă  sa place.

Le dĂ©sir qu’il Ă©prouvait pour Julia Ă©tait une autre raison secrĂšte de son dĂ©part, car ce fut la seule solution qu’il avait pour le rĂ©primer : leur semblance de relation fraternelle, leur diffĂ©rence d’ñge et surtout leur diffĂ©rence d’espĂšce Ă©taient tous des facteurs problĂ©matiques pour lui. De plus, il Ă©tait clair Ă  ses yeux qu’elle Ă©tait amoureuse d’une autre personne du village, Marie LequĂšre. MĂȘme s’il avait sensiblement le mĂȘme Ăąge que Marie, il voyait leur relation comme beaucoup plus lĂ©gitime et meilleure pour le bien commun.

Pendant son voyage, il se rendit jusqu’au pays de Zen, oĂč la premiĂšre annĂ©e il devint pĂȘcheur et la seconde annĂ©e, apprenti forgeron. Lorsqu’il revint Ă  Kusama deux ans plus tard, il dĂ©crivit la cĂŽte ouest comme une rĂ©gion sereine, riche, urbaine et il en parla comme d’un endroit oĂč les gens de son espĂšce se sentaient en sĂ©curitĂ©, malgrĂ© leur faible nombre.

C’est environ un an aprĂšs qu’il fut revenu de voyage que Marie LequĂšre fut portĂ©e disparue. Son dĂ©part bouleversa Julia profondĂ©ment : elle se renferma sur elle-mĂȘme pendant plusieurs mois, et elle tourna le dos au gardien Thomas l’Aubier ainsi qu’à sa mĂšre, et mĂȘme Ă  Racoune pendant un moment. Personne au village ne lui apporta du soutien, pas mĂȘme la famille LequĂšre; personne n’avait appuyĂ© leur projet de fiançailles, et les quelques gens que Julia apprĂ©ciait hors de la chapelle lui tournĂšrent le dos Ă  leur tour les jours qui suivirent sa demande en mariage. AprĂšs le dĂ©part de son amante, elle dĂ©voua presque tout son temps au Culte et assista sa mĂšre dans la transmission de la foi Ă  la RoseliĂšre.

Encore l’annĂ©e suivante, le deuxiĂšme voyage de Racoune fut beaucoup plus prĂ©cipitĂ©. En mille-quarante-cinq, il dĂ©cida de partir pratiquement du jour au lendemain : les rumeurs du monde extĂ©rieur parlaient de plus en plus d’attaques contre les villages de Salamey et de Kusama et de chasseurs qui en profitaient pour enlever des Asiyens. La domestication et la vente des Fourrures battait son plein au pays et ailleurs sur le continent. Il partit d’abord vers le nord Ă  la citadelle de Kusama puis Ă  Pirret, oĂč il apprit l’existence de plusieurs groupes d’Asiyens qui revendiquaient la fin des dressages, alors qu’il n’avait jusque-lĂ  aucune idĂ©e de l’ampleur du problĂšme. Il voyagea ensuite jusqu’à Salamey avec l’un de ces groupes, oĂč il resta pendant trois annĂ©es pour porter soutien aux Asiyens de la rĂ©gion. Il aida Ă  construire des abris et Ă  cultiver les terres que les humains avaient commencĂ© Ă  dĂ©serter. Pendant les pĂ©riodes de rĂ©colte, il passa la plupart de ses nuits Ă  faire le guet autour des champs pour s’assurer qu’ils ne soient pas la proie de pilleurs. Bien que la plupart d’entre eux ne s’en prenaient pas aux autres Asiyens, il manqua y laisser sa peau plus d’une fois.

C’est pendant cette deuxiĂšme absence que la conteuse Jeanne fut frappĂ©e par la maladie. Elle parla Ă  sa fille de plusieurs choses qu’elle avait faites et qu’elle regrettait, mais elle ne s’excusa jamais d’avoir parlĂ© contre Marie. Lorsque Julia aborda la question, sa mĂšre voulut lui faire comprendre que sa compagne n’était pas digne de confiance et l’avait amenĂ©e sur la mauvaise voie. C’est Ă  ce moment qu’elle lui parla des mĂ©sententes avec son pĂšre au sujet de la guerre Ă  Girtlad ainsi que de la volontĂ© du Culte de mettre fin Ă  la pratique de l’esclavage au pays. Elle s’éteignit peu de temps aprĂšs les premiĂšres neiges.

Racoune donna Ă  nouveau signe de vie en janvier mille-quarante-neuf, quatre ans aprĂšs son dĂ©part. Julia lui sauta dans les bras en lui faisant promettre de ne jamais plus la laisser seule. Il repartit quelques mois plus tard; cette fois-ci pour de bon, disait-il; pour suivre Julia dans sa quĂȘte. C’était la premiĂšre fois en quinze ans que Julia quittait le village, et elle comprit rapidement qu’elle n’avait pas conscience des difficultĂ©s de la vie.

Elle rentra au village seulement quatre jours plus tard, toute seule. Elle se prĂ©senta en milieu d’avant-midi aux portes de la chapelle, trempĂ©e de la tĂȘte aux pieds, frigorifiĂ©e, morte de fatigue et blanche comme un drap, puis se dirigea vers sa chambre oĂč toutes les choses qu’elle avait laissĂ©es Ă©taient restĂ©es Ă  leur place. Lorsqu’elle se releva au milieu de la nuit, le gardien l’accrocha pour savoir pourquoi elle Ă©tait revenue si vite et sans son compagnon de voyage. Elle ne mentionna jamais avoir rencontrĂ© son pĂšre ainsi que le chevalier Tristan l’Aubier, mais elle lui expliqua ses rencontres avec Benoit et comment elles avaient brutalement terminĂ©, la forçant Ă  prendre la fuite.

Le gardien Thomas condamna en bloc ses agissements et ne sembla pas Ă©prouver d’empathie pour elle, ne s’en remettant qu’aux lois du Culte pour la juger. « La vengeance est un grave crime contre Dieu et contre la loi, dit-il. Enlever la vie est un privilĂšge divin qui nous est interdit Ă  nous autres mortels. Vous devriez le savoir : il en est de mĂȘme pour la magie, et c’est la raison pour laquelle votre amie a Ă©tĂ© excommuniĂ©e. Je garderai cette histoire entre nous, mais je ne veux pas en entendre plus. Si c’est pour vous ĂȘtre une justiciĂšre, cette chapelle n’est plus votre maison. »

Sa rĂ©action laissa Julia bouche-bĂ©e. Elle ne comprit jamais tout Ă  fait pourquoi il la rejeta de cette façon, car il connaissait le respect de Julia envers les Fourrures et les lois du Culte punissant l’esclavage. À ses yeux, la vie de cette crapule Ă©tait sans valeur et sa mort n’avait rien de regrettable. Thomas Ă©tait certainement incapable d’imaginer la panique qu’elle avait pu ressentir quand Benoit l’avait abordĂ©e de trop prĂšs.

« Qu’auriez-vous donc voulu que je fasse? s’insurgea-t-elle. Que je m’offre Ă  lui puis le laisse me tailler en deux sans rien n’en dire?

— Vous avez trĂšs bien les moyens de vous dĂ©fendre, rĂ©pondit Thomas, sans avoir recours au meurtre. Si c’eut Ă©tĂ© quelqu’un d’autre, vous l’auriez laissĂ© vivre. Ce que vous avez accompli, c’est un acte de vengeance. »

Devant la rĂ©ticence du gardien Ă  lui porter soutien, elle dĂ©cida de ne pas rester plus longtemps Ă  la RoseliĂšre. Alors qu’elle s’apprĂȘtait justement Ă  repartir elle ne savait oĂč, les bruits des sabots heurtant le pavĂ© retentirent dans le petit village. Apercevoir un cavalier s’amener ainsi Ă  la chapelle au milieu de la nuit terrifia Julia au point de la paralyser; toutefois lorsque celui-ci se prĂ©senta sur le parvis et qu’elle leva sa lanterne droit devant, elle dĂ©couvrit le visage familier de Racoune, qui sauta de sa selle pour venir l’enlacer dans un Ă©lan de joie. « J’ai eu si peur, si peur, tu n’imagines pas, lui dit-il, la gorge nouĂ©e. Tu n’escomptais tout de mĂȘme pas continuer l’aventure sans moi? »