La conteuse

Julia et Racoune prirent la route du nord-ouest. Le détour nécessaire pour rejoindre la partie nord de Kusama, située tout en bas de la falaise, prenait plusieurs jours à faire; mais ça, Julia l’ignorait, et n’y était pas préparée.

Leur expédition jusqu’à Pirret ne se fit pas sans embuche. Le cinquième jour, alors qu’ils étaient arrêtés à un village à la frontière des deux seigneuries, ils trouvèrent quelqu’un qui accepta de leur racheter leurs chevaux. Ils n’y étaient attachés aucunement et n’étaient pas non plus suffisamment aptes à en prendre soin sur de longs trajets. L’argent amassé leur permit de passer une nuit à l’abri; un soulagement pour Julia, qui sentait qu’elle commençait à faiblir de passer tout ce temps dans le froid. En effet, à mesure qu’ils s’éloignaient du cœur de Kusama et de la citadelle, les villages devenaient dépourvus de refuge. Les gens les regardaient comme des oiseaux de malheur lorsqu’ils voyaient une femme et un raton laveur marcher côte à côte, d’égal à égal, les rendant peu enclins à accepter l’hospitalité.

Les jours suivants, ils suivirent la route longeant le fleuve séparant les terres de Kusama et de Pirret. Ils durent dormir à la belle étoile (malgré les mauvais temps) encore quelques nuits. Les eaux étaient très agitées à ce moment de l’année en raison de la fonte des neiges, les proies étaient donc rares et difficiles à attraper, mais pendant quelques jours, ils ne mangèrent que ce sur quoi ils réussirent à mettre la main et à cuisiner.

Devant l’aptitude du raton laveur à la vie sauvage, Julia se sentit tiraillée et misérable. Racoune maniait la hachette et allumait le feu même par temps pluvieux alors qu’elle luttait pour pêcher quelque chose dans son filet. Il avait aussi pleinement connaissance de la valeur de l’argent, alors qu’elle, pas vraiment, n’en ayant jamais possédé ni même vraiment eu besoin. Il refusait catégoriquement de passer plus de nuits dans un relai voyageur car, disait-il, « Nous n’allons pas à Pirret pour gagner notre pain. L’argent doit servir à sauver nos vies, pas à la rendre confortable, car nous n’en aurons peut-être plus d’autre. »

Il en profita pour lui transmettre les bases de la survie à elle qui avait beaucoup de croutes à manger. Il se montra toutefois être un piètre instructeur et avoua n’avoir jamais reçu ce type d’éducation : « J’ai appris sur le tas en me cassant la gueule à répétition, dit-il. Je ne sais pas grand-chose moi-même. Toute ma vie j’ai improvisé. »

Julia priait tous les soirs sans faute. Assise à genoux et tournée dos au feu de camp, elle joignait les deux mains en tenant sa chainette qu’elle portait autour du cou. Le pendentif qu’elle y avait suspendu, de la forme d’un arc de cercle au sommet de trois pyramides, rappelait le soleil se levant derrière les monts blancs, un symbole important pour le Culte d’Adamant. Elle gardait les yeux fermés, ainsi Racoune ne se gênait pas pour l’observer attentivement, même si, certains jours, elle pouvait rester ainsi pendant plus d’une heure; ce qui était beaucoup plus que ce qu’il avait eu l’habitude de voir du temps qu’il vivait à la chapelle.

À plusieurs reprises, il vit son visage se crisper et des larmes couler sur ses joues, sans que jamais elle n’ouvrit les yeux ni ne prononça un mot. À ce moment, il détourna le regard, puis il finit par se coucher.

Il n’avait pas manqué de remarquer que, depuis cette soirée où Julia avait dû fuir la citadelle, elle était devenue constamment à fleur de peau. Il dut faire preuve de plus de tact quand ils discutaient et évita d’aborder le sujet.

Un soir, alors que Julia paraissait particulièrement mélancolique, Racoune lui posa la question :

« Es-tu à l’aise de partager avec moi ce à quoi tu penses lors de tes prières?

— Ces jours-ci je ne fais que me réciter le conte d’Adamant sans interruption, répondit mollement Julia. Plus précisément, le chapitre des lois de son royaume, auxquelles j’ai juré de me soumettre et de défendre. Elles me font voir à quel point notre pays est tapis d’injustice.

— Tu connais tous les contes par cœur?

— Bien sûr que oui », dit Julia. Elle répondit cela comme si c’était quelque chose de tout à fait commun et évident. « Les journées sont si longues. Je souhaite qu’on arrive bientôt : je ne supporte plus cette campagne de mécréants.

— Tu n’es pas au bout de tes peines, répondit Racoune en grinçant des dents. Le Culte est présent ici mais a beaucoup moins d’influence.

— Je ne comprends pas comment tant de gens peuvent connaitre Dieu et l’histoire de notre pays et, en même temps, ne pas respecter le prince Adamant. Je ne vois pas en quoi des rois humains et, de surcroit, mortels qui se passent le pays de parent à enfant, sont légitimes à nous gouverner.

— Moi non plus, dit Racoune avec hésitation; mais je crois que les gens préfèrent se rattacher à quelque chose qu’ils peuvent voir et qui a un impact concret dans leurs vies. Les paysans voient les soldats qui repoussent Vérendales, mais ils n’ont jamais vu l’ange qui a formé les montagnes et les rivières. Beaucoup ne savent pas non plus lire et sont plus préoccupés par leur devoir de nourrir leur famille. À leurs yeux, on pourrait très bien être en train d’inventer toutes ces histoires. T’est-il déjà arrivé de croire que certaines choses qu’on t’avait apprises n’étaient en réalité qu’un tissu de mensonges?

— Plusieurs fois, dit Julia qui semblait courroucée; mais il ne s’agit pas de cela. On parle de l’histoire du pays, de la raison pour laquelle nous vivons ici. Si notre prince n’avait pas cru en nous, cette terre ici serait restée stérile. Il n’y aurait certainement plus de Fourrures ni d’humains libres à Asiya s’il n’était pas intervenu.

« Tu te rends compte? Jadis, toute cette partie du pays fut changé en un immense désert froid. Les personnes valeureuses qui ont continué à le vénérer ont escaladé la falaise pour retrouver des terres vivantes et ont ensuite connu des siècles de paix et de richesse, au prix des vies de dizaines de milliers de gens. Si nous les humains continuons dans notre direction, j’ai bien peur que nous nous dirigions vers un nouveau cataclysme de ce genre. »

Julia parlait de façon sinistre mais également très sincère. Racoune ne savait pas trop comment réagir : il savait qu’elle avait construit toute sa vie autour de ces contes, mais pour lui, tout ceci n’était que chose du passé.

« J’ai du mal à supporter qu’on bafoue autant la mémoire de notre prince, reprit Julia. Quiconque dit aimer son pays se doit aussi aimer celui qui y a apporté la vie et arrêter de voir ses propres gens comme son ennemi. Les Fourrures, les magiciens, les étrangers… ma chère Marie… » Elle se couvrit le visage avec ses mains et s’essuya les yeux.

« Je me rends qu’on n’en a jamais réellement discuté, dit doucement Racoune.

— Je ne tiens pas à ce qu’on le fasse », répondit Julia, la gorge nouée.

Racoune pesa ses mots. « Je suis convaincu que frère Thomas et sœur Jeanne l’ont fait excommunier car ils n’acceptaient pas que tu veuilles épouser une femme. »

Julia fit son possible pour contenir son chagrin. « Toutes les raisons étaient bonnes pour la chasser, dit-elle. Le fait est qu’elle était une vraie magicienne, et qu’elle aurait pu être mise à mort. Aucune loi ne nous interdit de nous marier, que cette culture du devoir de perdurer l’espèce en faisant le maximum d’enfants possible. Une culture païenne qui n’a rien à voir avec le Culte.

« Tu te souviens de cette renarde qu’on a rencontrée chez Judith? J’ai également rencontré le frère de Thomas l’Aubier, qui est chevalier. Je l’ai vu la frapper comme si… comme si elle n’était moins que rien. Personne n’a levé le petit doigt, elle-même trouvait ça normal! C’est horrifiant, et j’ai l’impression que même le Culte a abandonné.

« Ça me taraude l’esprit… je me rends compte que le Culte n’a pas l’influence que je lui pensais. Je me disais que je deviendrais prêtresse, pour espérer le diriger vers une voie plus juste et rappeler à tout le monde les lois et les devoirs qui nous incombent. Je suis de moins en moins convaincue que ce sera possible. Je me demande si j’en aurai un jour terminé avec cette quête dans laquelle je me suis lancée. »

Il y eut un moment de silence. Assis sur son rocher, Racoune frottait sa queue avec beaucoup de nervosité. « Est-ce que tu crois que le prince Adamant aurait pu être un magicien? » demanda-t-il.

Julia lui adressa un regard incrédule. « Tu veux rire?

— Non, je suis sincère. Ce qui est dit de lui dans les contes pourrait très bien être l’œuvre de la magie. »

Julia secoua la tête. « Le prince Adamant est un ange! Il a été envoyé à Luma plusieurs fois au cours de l’histoire. Aucun magicien ne peut vivre aussi longtemps.

— Ce sont peut-être des mortels qui ont possédé des pouvoirs extraordinaires à différentes époques.

— Mais non! Il a changé la forme du pays, modifié le climat, fait pousser les montagnes… il a littéralement formé les terres sur lesquelles nous marchons. Aucun mortel ne peut se vanter d’en faire autant! »

Julia parlait avec fermeté et assurance, tenant ce qu’elle disait pour vérité, et cela mit Racoune affreusement mal à l’aise devant l’histoire qu’il s’était imaginée. Il détourna le regard avec embarras.

« Je dis simplement qu’il ne faut pas sous-estimer les magiciens, dit-il dans un désir de désamorcer. Ceux qui ne maitrisent pas les pouvoirs de l’esprit peuvent très bien contrôler la terre jusque ses entrailles. Il est possible que l’absence de tels cataclysmes dans l’histoire récente s’explique uniquement par l’humilité et la bienveillance des gens qui possèdent ces pouvoirs aujourd’hui.

— Les visites du prince Adamant sont très bien documentées ici et ailleurs et ont été à chaque fois annoncées à l’avance par un messager, dit Julia. N’oublie pas que tout l’est d’Asiya et Girtlad vénéraient le prince Adamant, jadis.1 Et n’oublions pas ses frères et sœurs, qui dominent d’autres parties du monde… C’est parce que nous habitons son pays que nous devons lui être fidèle. Que les humains d’Asiya lui préfèrent un roi mortel ne change pas que ce pays ne leur appartient pas, en plus de totalement enfreindre ses principales lois.

— Je ne voulais pas te mettre en colère, dit Racoune tout bas. Je suis désolé.

— Je ne suis pas en colère! soupira Julia. Seulement, je… m’étais attendue à ce que tu saches déjà tout ça, car ça fait partie des choses que ma mère nous enseignait. Mais je suppose que… tu es parti si longtemps. »

Julia serrait ses mains contre son cœur et se mit à marmonner tout bas. « Je ne tolèrerai pas qu’on m’élève au-dessus d’autrui ou qu’on m’idolâtre, car je suis égale à tout mortel et mon idole comme pour tous les mortels est Vous et seulement Vous. — Je ne possèderai pas un mortel disposant de sagesse comme un bien et ne tirerai pas bénéfice d’eux. Je les aime et les considère comme mes frères et sœurs, car nous sommes tous égaux et nos seuls maitres sont Vous, êtres immortels. — J’épouserai celui ou celle qui me plaira sans condition et de ce fait, je me retiendrai d’interférer au mariage de mes enfants ou de leur interdire l’époux ou l’épouse qu’ils ont choisie, car la liberté d’esprit de tout ce qui est mortel ne relève que de Vous. » Elle se racla la gorge. Elle semblait avoir du mal à parler clairement. « J’aime ma terre comme tous ceux qui vivent d’elle et je n’altèrerai pas leur nature pour le profit de quiconque excepté Vous, car toute vie est sacrée et y porter atteinte n’appartient qu’à Vous. »

Julia marqua une pause et soupira longuement, comme des frissons parcoururent son corps. « Est-ce que tu as déjà tué, Racoune?

— À cinq reprises, dit-il avec beaucoup d’hésitation. Dont une fois où je ne voulais pas, mais où j’ai été impliqué contre mon gré. Je me souviens de chacun de ces instants comme si c’était hier.

— Est-ce que tu regrettes?

— Seul un monstre n’aurait pas de regret. Mais il y a des situations où il faut choisir entre tuer et être tué et où on n’a pas le temps de réfléchir, et d’autres situations où, à bien y penser, il n’y a pas d’autre issue. Ça ne m’empêche pas d’avoir des remords et de souhaiter qu’il y eût une autre solution.

« Je ne t’ai jamais raconté ce qui s’est passé sur ce bateau. J’ai mis beaucoup de temps à m’en remettre et c’est ce qui m’a fait quitter la pêche. Les gens se sont tous jetés sur un gars après qu’il a raconté qu’il a couché avec la femme d’un autre. Il a dit ça un peu à la blague; je suis sûr qu’il ne s’attendait pas à ce que ça se termine ainsi. Figure-toi qu’en réaction, ils l’ont pendu sur-le-champ à l’une des vergues du grand mât. Je n’ai jamais vu quelqu’un supplier pour sa vie de cette façon, c’était abominable. J’étais tellement terrorisé par ce qui se passait; quand ils m’ont tendu la corde pour que je la tienne dans mes mains, j’ai cru que si je ne les suivais pas, si je prenais sa défense, je subirais le même sort.

— Mais c’est dégueulasse, dit Julia, l’air ahurie. Comment c’est possible d’en venir à autant de cruauté, pour aucune raison? »

Racoune haussa les épaules. Cette histoire datait de bien des années et semblait visiblement ne plus le perturber. « Le gars en question était originaire de quelque part là-bas à Vérendales, donc il était déjà malaimé sur le navire. Et puis, j’ai appris qu’au pays de Zen, avoir une relation avec une personne mariée est extrêmement mal vu. Pas illégal, à ce que je sache; mais ce genre de chose est considéré comme un déshonneur. Le pauvre l’ignorait sans doute, et moi aussi d’ailleurs. À mes yeux, ça ressemble plutôt à de la jalousie et à de la malsaine domination.

« Quand je te disais, qu’en Adamérie, on est assez différent du reste d’Asiya; le pays de Zen est tout aussi différent sur bien des aspects. Je n’ai jamais entendu dire autre part que le mariage était si sacré et intouchable. En contrepartie, le pays de Zen est le seul endroit où je n’ai pas senti qu’on parlait dans mon dos parce que j’étais un raton laveur. Tout ceci est certainement un héritage des lois de la princesse Tèserelle qui était jadis vénérée dans cette région. »

Julia secoua la tête, ne sachant pas quoi dire. Racoune continua :

« J’ai pourtant tué des gens de mes propres mains à Salamey; des Asiyens, avec qui j’avais beaucoup plus de ressemblance; mais aucune expérience ne m’a autant traumatisé que celle-là. Tout d’abord parce que c’était ma première fois; et ensuite parce que ce jour-là, j’ai été témoin de la cruauté et de la folie des humains après qu’ils sont laissés à eux-mêmes. Les Fourrures, elles, avaient l’excuse d’être victimes de la pauvreté, de la faim et des chasseurs. Celles qui sont mortes à Salamey, on les a inhumées respectueusement; sur le navire, on s’est contenté de le jeter par-dessus bord et d’inventer une histoire bidon pour expliquer à sa famille. Je me sens tellement coupable. Seul un monstre n’aurait pas de regret.

— Je n’ai aucun regret d’avoir tué cet esclavagiste », dit Julia. Racoune tourna la tête de l’autre côté et ne dit rien. « Notre prince s’attend à ce qu’on défende ses lois. Certaines ne sont pas enseignées aux enfants car elles contredisent celles d’Asiya mais elles existent dans les contes.

— Je n’ai pas appris à les réciter par cœur comme tu le fais, souffla Racoune.

— Je m’engage à faire justice à mon échelle lorsque Vos lois seront ignorées et à combattre pour les rétablir. Je mériterai votre grâce pour tous les crimes que j’aurai commis en réponse à une menace immédiate à ma vie ou pour réparer une injustice contrevenant à Vos lois.

« Je suis désolée que tu aies traversé tout ça, continua-t-elle. Tu n’as pas à te sentir mal d’avoir défendu ta vie ou celle de tes amis. Notre prince et même les lois d’Asiya nous y autorisent là où il n’y a pas d’autre issue. » Elle frissonna et tourna la tête de l’autre côté. « J’espère que tu ne me verras pas comme un monstre, car je ne regrette pas. Quand il m’a menacée avec son arme, j’ai senti qu’il était prêt à me faire subir les pires choses. Ce n’était pas agréable et je ne sais pas si je serais capable de le refaire. Mais je ne me sens pas coupable de l’avoir fait.

— Il le méritait sans aucun doute, murmura Racoune en fixant le sol. Et puis… tu n’as rien d’un monstre à mon avis. Tu en es même en tout point l’opposé. »