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La prière et l’épée

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Le trésor de Betsy

Racoune et Betsy avaient développé certaines affinités au cours des derniers jours. Bien qu’il fût plutôt du genre prudent, il admirait le courage et la témérité dont elle faisait preuve malgré le fait de sa petite taille. Betsy n’avait jamais laissé personne la bousculer ou lui marcher sur les pattes, et tous ceux qui s’y étaient risqués l’avaient amèrement regretté. Elle en fit la démonstration à plusieurs reprises : lorsque des gens la regardaient de haut ou croyaient pouvoir la tromper, elle ne montrait aucun tremblement, aucune hésitation, et pouvait maintenir un contact visuel tout en ayant l’air menaçante. Il suffisait de la regarder pour comprendre qu’elle n’était pas du genre à rire.

Elle n’avança jamais de nombre, mais Racoune comprit très vite qu’elle avait plus de victimes au compteur que lui. À la différence toutefois du raton laveur, aucune de ces victimes n’avait été faite accidentellement ou en contexte de guerre. Cela ne posait pas de problème à ses yeux : même si les années de paix qu’il avait vécues à la chapelle l’avaient protégé de tout conflit, depuis qu’il s’était lancé pour la première fois à l’aventure, il pouvait compter sur les doigts d’une seule mains les gens qu’il avait rencontrés et qui étaient toujours blancs comme neige. Même Julia, qui était pour lui une des personnes les plus nobles qu’il connaissait, était grugée par la haine et un désir de vengeance malsain. À force de les connaitre toutes les deux, il dressa beaucoup de similarités entre elles, même si chacune ne les vit jamais dans l’autre.

Bien qu’il se fût méfié d’elle pendant plusieurs jours après leur rencontre, Betsy se révéla être une personne plutôt réfléchie et honnête, qui pouvait certes se montrer agressive, mais qui n’agissait jamais de manière impulsive.

« J’ai fui Salamey il y a vingt ans et je n’y suis jamais retournée, dit-elle. Tous mes frères et sœurs y sont retournés plus tard, mais pas moi. Je suis restée avec ma pauvre mère. La bande de sans-cœurs. Elle est morte sans les avoir vus pendant des années, et ils sont surement morts eux aussi. »

Elle s’était livrée à toutes sortes d’activités illicites pour réussir à prendre soin d’elle et de sa mère et n’avait pas vraiment cessé bien après le départ de celle-ci. Ainsi elle avait vécu une vie de nomade ces dernières années, s’établissant à un endroit pour s’en aller aussitôt que ses méfaits attiraient l’attention sur elle. Et Racoune commençait à brosser un portrait de son parcours en entier pour comprendre pourquoi elle agissait comme elle le faisait, et surtout, pourquoi elle était si confortable dans le crime.

Elle avait les mains bien légères : à quelques reprises ils passaient au bazar et Betsy revenait le soir avec plus d’argent sur elle qu’elle n’en avait le matin même. Pendant qu’ils marchaient, elle grignota un quartier de fromage qui avait semblé juste apparaitre dans ses mains, mais qu’elle avait en fait volé trente secondes plus tôt, pendant que Racoune regardait ailleurs. Son aptitude à ne jamais se faire remarquer relevait presque de la magie, pensa-t-il; mais elle avait en fait appris à exploiter sa petite taille et son allure inoffensive à son avantage.

Elle semblait nourrie d’une haine profonde contre les humains. Elle n’expliqua jamais en détail pourquoi, mais Racoune pouvait très bien imaginer les raisons. Elle laissa également entrevoir un côté sadique de sa personnalité quand elle parlait des gens haïssait ou qu’elle avait tués; « Ce n’est définitivement pas une personne à avoir comme ennemie », pensa Racoune. Égoïste et fière, elle ne laissait aucune place aux compromis.

« Ils sont tous dangereux, dit-elle. Ils se mettent au-dessus de tout, ils veulent prendre tout ce que tu possèdes, et si tu ne joues pas selon leurs règles, tu es une criminelle. Et si tu es une criminelle, ils veulent encore t’avoir, pour te garder captif. Alors qu’ils ont déjà tout. C’est révoltant. Je les déteste.

— Ils ne sont pas tous comme ça, dit Racoune. La plupart peuvent être adorables… là d’où je viens, en tout cas.

— S’ils ne font rien pour renverser cette société pourrie, alors ils en sont complices. Tu es avec nous ou tu es contre nous. Ça passe ou ça casse. Ta copine est spéciale, elle est avec nous pour l’instant; quoique j’ai des doutes sur ses motivations réelles. Mais tous les autres, qui ne font rien, qui s’occupent de faire leur vie avec le sourire, et qui laissent faire toutes les merdes qui arrivent, qui jouent selon les règles du jeu parce que c’est la vie, sont tous aussi mauvais. »

Elle s’exprimait fort et en gesticulant, comme animée d’une colère ou d’une frustration qui l’habitait depuis longtemps. Elle ne put cacher son dégout à voir circuler autour d’elle tant d’humains qui ne faisaient simplement que vivre sans se soucier des problèmes vécus quotidiennement par les plus pauvres.

« Si ça peut te rassurer, encore une fois, Julia pense exactement la même chose, dit Racoune. Même si elle n’a ouvert les yeux que récemment. Elle est pourtant d’ascendance bourgeoise mais elle a rejeté son ancienne vie; on ne peut pas lui reprocher son inaction.

— Elle donne plutôt l’impression de ne penser qu’à son dieu… cracha Betsy. Enfin, tant qu’elle nous respecte, je peux la tolérer. Il m’a fallu longtemps pour faire confiance à Louise. Ta copine devra encore faire ses preuves. »

Le soleil plombait et les journées devenaient de plus en plus chaudes. L’été qui s’en venait révélait une nouvelle façade de Pirret qui paraissait autrement triste et dévalorisée, et Racoune était particulièrement content de marcher au soleil sur de l’herbe et de la terre sèches, au lieu de la boue qui faisait les rues en majorité non pavées durant les jours de pluie.

Il avait remarqué le nombre grandissant de gens portant l’uniforme de l’armée ou de la milice de Pirret qu’il croisait dans les rues. Les siècles de paix qui avaient précédé l’invasion de Girtlad à Kusama avaient effacé de la mémoire de bien des Asiyens le concept même de guerre, et l’histoire de Pirret étant beaucoup plus récente que celle des autres régions, elle n’avait en cet âge pas encore connu aucune guerre. Le monde entier ne manqua pas de remarquer cette faiblesse lorsqu’elle fut appelée à porter soutien à Kusama. C’était en plus des désordres causés par la population, qui grandissait plus vite que les infrastructures ne pouvaient le supporter. En cette ère, la seigneurie tentait par tous les moyens de se constituer un corps armé, et pour cela, elle avait réussi à attirer une bonne partie de ses jeunes hommes et femmes qui ne possédaient ni titre ni terre en leur promettant une vie à l’abrie des tracas de la pauvreté. Mais ça n’était pas suffisant : trop peu du pays était jusque-là cultivé car peu propice, et lors du grand incendie, Pirret se révéla être largement incapable de s’autosuffire. Ainsi de larges efforts étaient déployés pour occuper la campagne du nord-est d’Asiya, et sous la garde de quatre ou cinq vassaux d’importance qui ne savaient pas quoi faire de leurs forêts, des dizaines de caravanes et des centaines de personnes quittaient la ville chaque début de printemps.

C’était un euphémisme que de dire que les choses étaient en mouvement à Pirret. C’est en ça que Betsy s’y retrouva : à l’inverse de tous les endroits où elle avait déjà mis les pieds, dans cette ville, tout le monde était pressé. Tout le monde était inquiet de quelque chose. Tout le monde était préoccupé par le temps, par l’argent, par la misère dans les rues, par les violences qui éclataient un peu partout; tout le monde était si concentré sur ce monde qui changeait autour d’eux, que personne ne la remarquait.

Racoune était quelqu’un d’aventureux, et pour cette raison il trouvait le parcours de Betsy admirable, même tenant compte de ses activités criminelles pourtant méprisables. Celle-ci avait pris sa retraite de l’aventure et des dangers deux années plus tôt, mais la rechute la guettait. Elle résistait car elle désirait rester à Pirret et ne pas être contrainte de quitter et elle n’était plus dans le besoin comme elle l’avait longtemps été.

À force que Racoune la cuisina, elle lui évoqua l’histoire de la peste du Garmaude, et elle lui avoua à demi-mots y avoir pris part. Il s’agissait d’un nom donné à un groupe très désorganisé d’assassins qui avait frappé dans le centre d’Asiya par vagues, parfois espacées de plusieurs mois ou années, et dont les membres ne se connaissaient même pas entre eux. Ces histoires avaient fait du bruit à Alandrève en plus d’avoir alimenté un sentiment d’insécurité persistant dans ce coin de pays. De plus en plus, l’envie lui prenait de commencer un nouveau chapitre de cette histoire à Pirret, mais elle était à présent trop attachée à son confort de vie, et surtout, elle jugeait être allée au bout de ce qu’elle pouvait donner.

« Nos vies n’ont ultimement que peu de valeur, dit-elle. La mienne, comme la tienne, comme chacune de ceux que tu vois autour de nous. Nous devrions voir les choses avec du recul, penser et agir collectivement; mais la répartition des richesses rend ça impossible. Si tu es comme moi au bas de l’échelle sociale, ta seule chance de survivre, est de jouer le crime. Écrire et suivre tes propres règles, et écraser celles que les autres veulent t’imposer.

— Je ne te vois pas t’abaisser à être chasseuse de primes et dénoncer les inégalités en même temps, fit Racoune avec hésitation. Ça me semble contraire à ce que tu disais plus tôt au sujet des règles du jeu.

— Mais pas du tout! dit Betsy qui semblait soudain énervée. La peste n’atteint pas les quidams mais ceux qui sont riches et organisés. Des nobles, des vassaux, des collecteurs d’impôt plus ou moins honnêtes, des caravanes de marchands. Pas des marchands de bétail ou de matières, non; des marchands d’esclaves, des marchands de bijoux, et aussi des forains. Ce n’est rien contre les gens qui se laissent embobiner en pensant pouvoir parler aux esprits ou se faire lire l’avenir; quoiqu’il faut vraiment être écervelé pour ne pas voir la supercherie. Mais je n’ai pas de pitié pour ceux qui en profitent. Et puis, il y a quelque chose de vraiment indécent à vouloir porter des bijoux et des ornements. Regardez combien j’ai d’argent! Je peux même le porter sur moi tellement ça me sort par les oreilles! Vas-y, crève un peu. »

Racoune dut contenir son rire; la volubilité de Betsy avait quelque chose d’amusant et de communicateur, et elle lui donnait envie de toujours la rejoindre et surenchérir dans ses longues tirades. Elle avait des opinions très arrêtées et pas forcément toutes bien éclairées, mais sa façon de les partager était surprenante pour une souris qui disait avoir fait de la discrétion sa spécialité. Jamais elle ne parlait avec l’air grave; mais cela lui donnait aussi, paradoxalement, un côté froid et insensible, renfermé sur elle-même, comme si elle vivait mal avec certaines choses et qu’elle tentait de camoufler son mal-être sous la légèreté de ses paroles; un peu comme il avait vu Karimel le faire.

« La peste frappera de nouveau, Tim, reprit-elle (c’est ainsi qu’elle appelait Timothée, et celui-ci préférait amplement au sobriquet que lui affublait Julia); et elle frappera au moment où on l’attend le moins. Je ne sais pas encore si j’en serai. Les forgerons, les bucherons, les tisserands, les taverniers, eux, ils ont un vrai métier, utile. Même pas besoin de métier; les clodos sont bien des gens respectables, pour la plupart, parce qu’ils n’ont rien dont ils jouissent qu’ils pourraient redonner aux autres si ce ne fut de leur cupidité.

— Qu’as-tu redonné aux autres toi-même? demanda Racoune, avec sincère curiosité.

— Ma personne! Mon temps! Mes compétences! fit-elle férocement, l’air vexée. J’ai nourri ma mère qui n’avait plus la force de marcher, des enfants et des Asiyens laissés pour leur compte. J’ai rendu leur liberté à des enfants et des adultes. Je leur ai même appris ce que c’était à certains. L’argent que je volais, je ne le gardais jamais pour moi. Je n’ai jamais eu plus de richesses sur moi, qu’il ne fallait pour nourrir mes amis. Qu’as-tu redonné, toi, au terme de toutes tes années d’oisiveté dans ta chapelle? Et ta copine, dis-moi combien de gens a-t-elle sauvé avec ses prières? »

Racoune grimaça. « Je n’appellerais pas une vie à la chapelle de l’oisiveté, dit-il. J’y ai appris beaucoup de choses sur l’histoire de nos peuples, à défaut de la vivre. Ça me parait préférable à une enfance en captivité ou en fuite. Presque tous les Asiyens de Kusama sont libres et respectés.

— Dans ce cas ils jouent les règles du jeu, et je ne veux aucune affaire avec eux, dit sèchement Betsy. La vie est un perpétuel combat. Nous sommes moins libres chaque jour où nous choisissons la complaisance. »

Racoune soupira profondément, comprenant que Betsy était fermée à la discussion et n’était pas du genre à revoir son jugement aussi facilement.

« Et la petite Louise? finit-il par dire. Je ne connais pas les liens que vous avez ensemble, mais tu sembles profiter de la richesse dont elle a hérité.

— La générosité de Louise est sans limite, s’empressa de répondre Betsy en l’interrompant. Elle a sauvé la vie d’Arabesque et nous a donné un toit, à moi et aux deux louveteaux. Et c’est justement sa générosité qui lui vaut mon respect, bien que je la trouve tout à fait détestable sur d’autres aspects. Sa maison est pour nous comme ta chapelle. J’essaie de ne pas en abuser, c’est pourquoi je pique encore pour les autres. Hé oui, j’ai mon orgueil. Que je ne te prenne pas à parler d’elle comme d’une petite bourgeoise. »

Betsy était donc une personne opiniâtre et déterminée qui n’admettait jamais ses fautes en temps normal. Elle n’en commettait même que très peu, selon ses propres dires. Sur cela, Racoune était ouvert à la croire; mais il fut une erreur qu’elle avait faite qui la rongeait et hantait toutes ses pensées, et que la présence de Racoune et chaque minute passée dans la maison de Louise lui rappelaient continuellement.

Elle retrouva Julia le soir venu dans le petit salon où elle dormait. Celle-ci était en train de prier que la douleur disparaisse enfin, car sa gorge la faisait toujours souffrir une semaine après l’attaque. Elle ne pouvait plus déglutir sans sentir le mal que Betsy lui avait infligé; c’était comme une irritation qui ne guérissait pas. Elle ne s’en plaignit jamais et elle cacha même son inconfort aux autres pendant tout ce temps, souhaitant simplement que ça ne s’aggravât pas. Elle était toute seule assise sur le canapé lorsque Betsy vint à sa rencontre, mais celle-ci ne fit pas de manière pour autant, et elle entra dans la pièce avec aplomb. Son assurance dissimulait en fait une certaine gêne de sa maladresse, car c’était la première fois qu’elle venait lui parler en face à face depuis qu’elles s’étaient rencontrées.

Elle resta immobile à son côté jusqu’à ce que Julia relevât sa présence. Celle-ci se redressa lentement en la fixant dans les yeux. Elle n’avait jamais vu dans le regard de Betsy de bienveillance ni d’amitié, et cette irruption la mit aux aguets. La souris ne dit pas un mot et ne brandit pas non plus les armes contre Julia. Elle décrocha de sa ceinture un couteau qu’elle portait, puis le jeta avec le fourreau par terre vers le mur de la pièce. Puis immédiatement après, un poignard glissa de sa manche gauche. Il ne sembla même pas à Julia l’avoir vu sortir; ce fut comme s’il était apparu par magie dans sa main; et lui aussi, elle le jeta sur le sol. Elle sortit ensuite de son étui un petit flacon contenant un liquide violacé et translucide, et le tendit à Julia, qui le prit avec beaucoup de doute. Betsy défit ensuite sa chemise et la jeta également par terre à son côté; et voici qu’elle se tenait à présent nue devant la jeune femme avec plus que sa ceinture.

« Qu’est-ce que tu… commença Julia.

— Je peux cacher un poignard dans chaque manche, l’interrompit Betsy; j’ai aussi déjà porté une petite pointe de faux au bout de la queue. » Comme elle dit sa phrase, elle agita sa queue derrière elle de gauche à droite en faisant des vagues, afin de montrer avec quelle agilité elle pouvait la mouvoir. « Bien que je ne le fisse qu’une seule fois. Je ne quitte jamais la ville sans mon arc, une épée courte et quelques mètres de corde de chanvre. J’ai toutes ces choses dans mon coffre; je vous les montrerai si vous y tenez. Mais lorsque je sors pour une courte durée, voilà tout ce que j’ai sur moi.

« J’ai aussi des griffes, ajouta-t-elle. Elles n’ont l’air de rien mais elles coupent très bien, et j’ai assez de tonus pour m’agripper à une personne et l’étrangler en quelques secondes. Mais vous l’aviez sans doute déjà compris. »

Julia regarda la souris avec consternation et une pointe de crainte, ne comprenant pas pourquoi elle fit soudainement cette démonstration de transparence.

« Qu’est-ce que je tiens dans mes mains? demanda-t-elle.

— Un poison, quoique de moindre puissance. Si votre projectile, à défaut de se planter dans la cible, réussit à la frôler et la couper, une seule goutte suffira à la paralyser en quelques secondes.

— Un poison de moindre puissance? bégaya Julia. Mais ça me semble terriblement dangereux.

— Ça ne l’est pas du tout, fit Betsy en secouant la tête. Un poison plus puissant peut tuer ou tout du moins provoquer d’atroces brulures ou des nécroses. Celui-ci ne fait même pas mal et se dissipe sans laisser aucune séquelle. D’aucuns diraient que ça n’est même pas du vrai poison. »

Julia la fixa, l’air ahurie, haussant les épaules. « Pourquoi tu me montres tout ça? Qu’est-ce qui te prend? »

Betsy inspira longuement en faisant un tour sur elle-même, comme cherchant ses mots. « J’ai bien vu que vous vous méfiez toujours de moi. Je vous comprends et je préfère ça ainsi, en général. Mais je ne veux pas que vous vous fassiez de fausses idées à mon sujet, que vous parliez contre moi, ou que vous vous empêchiez de dormir en imaginant que je viendrais vous étrangler dans votre sommeil. Je ne vous veux aucun mal. Je me désarme devant vous pour vous convaincre de ma bonne foi.

— Je n’ai jamais cru un instant que tu puisses m’attaquer », dit Julia. Comme elle termina sa phrase, elle se rendit compte qu’elle avait inconsciemment posé sa main sur le pommeau de son épée, et elle la retira en se sentant bête. Betsy ne manqua pas de remarquer le geste.

« Peut-être en votre âme et conscience, dit Betsy; mais votre non-verbal est formel. Tous ici l’ont constaté. Les Asiyens nous communiquons constamment avec notre corps en plus d’avec la voix, bien plus que vous autres humains. Nous savons déceler les sentiments et voir les peurs cachées. Même si vous avez décidé de me faire confiance, un doute subsiste en vous.

« Je suis désolée de vous avoir attaquée la première fois. Je ne sais combien de fois ou de quelle façon je devrai le dire pour lever vos soupçons. Mais sachez que tels soupçons sont sains et justifiés. Je n’ai pas hésité à vous sauter dessus une première fois et je n’hésiterai pas de nouveau s’il est besoin. Je regrette ce que j’ai fait, mais uniquement parce que vous êtes une alliée aujourd’hui; sur le moment, c’était la chose à faire.

— Tu as fait ce que tu as cru être le mieux pour vous protéger toi et tes amis, dit Julia. Je ne t’en veux pas du tout.

— Je sais que c’est faux », répondit sèchement Betsy. Julia sembla vouloir répliquer, mais la souris ne lui en laissa pas le temps; elle se contenta de secouer la tête. « Je sais que vous m’en voulez, et vous avez raison de le faire. Je ne vous en veux pas pour ça. Si nos places avaient été échangées, on ne serait pas copines, ça, je vous le dis. Vous êtes simplement trop gentille et trop pure pour nous, et pour cela vous avez su faire preuve d’indulgence à mon égard, ce même alors que j’avais tout mis en œuvre pour vous tuer. Et je ne l’ai pas fait sur un coup de tête, ça non! Loin de là. J’ai de l’expérience dans le métier d’assassin; Arabesque est un cambrioleur et un déserteur, recherché pour trahison; Louise est une magicienne dangereuse aux pouvoirs insoupçonnés; et le vieux Yvain, bien qu’il ne paye pas de mine, est un ancien contrebandier. Seuls les deux louveteaux sont toujours honnêtes, et encore, ça ne saurait tarder. Si cela vous pose problème ou vous fait craindre ma personne, alors vous ne devriez pas rester. Votre place n’est pas ici. »

Julia ne put contenir son sourire, qui contenait à la fois de l’amusement et de la nervosité. Betsy avait deviné qu’elle était plutôt intimidée par sa présence, mais la souris lui fit maintenant penser, au terme de son discours, à une fière-à-bras qui déroulait son curriculum devant sa rivale dans le but de l’impressionner.

« Je me fiche de vos passés criminels, dit-elle; autant que vous vous fichez de mon passé de chapelaine. J’ai quitté ma campagne paisible pour une quête bien précise. Rechercher la pureté d’âme, comme tu sembles t’imaginer que je fais, ou alors la tranquillité ou même la non-violence, ne ferait que m’ajouter des obstacles inutiles. »

Betsy croisa les bras. « Je sais que vous pratiquez le Culte, dit-elle. Il me semblait que votre dieu, que vous priez tous les jours, avait des règles strictes sur ce genre de chose, et exigeait de vous l’abnégation.

— Le prince Adamant n’est pas un dieu, souffla Julia. Il est quelque chose de beaucoup plus proche de nous autres mortels, à ceci près qu’il est un immortel. Il n’exige rien de nous qui entrave à nos vies; seulement que l’on continue de raconter son histoire afin qu’elle ne soit pas oubliée. (Julia détourna le regard et parut hésitante à continuer.) Ce serait très long de tout expliquer, reprit-elle en bégayant; mais s’il a bien des lois que je dois respecter, aucune d’entre elles ne m’interdit de me lier d’amitié avec vous. Ce serait complètement absurde. (Elle baissa le ton et parla lentement.) Il est toutefois vrai que, étant celui qui a dirigé cette partie de la terre en permettant à la vie d’y exister, il souhaite que l’on ne tienne en adoration personne d’autre que lui. C’est la raison pourquoi je méprise autant les seigneurs et les esclavagistes, qui forcent leurs sujets à les vénérer, et c’est la raison pourquoi je suis partie de chez moi. »

Betsy hocha pensivement la tête. « C’est vrai? fit-elle. Je ne comprends pas bien tout ce qu’il en retourne, mais on va peut-être pouvoir s’entendre. » Elle ricana avec un sourire complice.

Julia s’efforça de lui faire davantage confiance et de se convaincre qu’elle était en sécurité dans cette maison, mais elle était toujours habitée par des arrière-pensées malicieuses. Elle suivit Betsy, qui l’emmena jusqu’à sa petite chambre située à l’étage qu’elle partageait avec Arabesque. Elle était bien mal rangée, les meubles et les surfaces étaient remplis d’objets, d’accessoires et de vêtements qui, Julia devina, avaient dû appartenir aux propriétaires; actuels ou anciens, cette question était toujours nébuleuse. Les deux occupants semblaient se l’être tout de même bien réappropriée : déjà sur la porte, il y avait une feuille épinglée sur le côté extérieur montrant les têtes d’un renard et d’une souris très grossièrement dessinées, à la manière d’une chambre d’enfants. Deux lits étaient placés le long des murs opposés et, entre les deux, sur le mur du fond, il y avait une large commode avec, dessus, entre autres choses, des morceaux de l’uniforme et de l’armure de la milice de Pirret. Une cape couleur vert forêt était accrochée au mur derrière et couvrait, à la manière d’un rideau, la fenêtre dont les volets étaient restés entrouverts et de laquelle passait une légère brise. Une épée était coincée dans son étui entre le rebord du meuble et l’oreiller, de même qu’une lance. L’uniforme semblait complet, bien qu’éparpillé un peu partout dans la moitié gauche de la chambre; à l’exception des bottes, qui ne pouvaient se voir nulle part. Il y avait un coffre en bois massif au pied de chaque lit, celui d’Arabesque étant d’ailleurs ouvert mais ne contenait rien de plus qu’un bouclier de bois rond arborant un phénix, l’emblème de la cité de Pirret.

L’odeur de la pièce prit Julia de plein fouet et elle en fut incommodée. La fourrure de ces animaux avait une odeur bien différente de celle de la peau nue des humains, et ses sens étaient trop peu aiguisés pour les reconnaitre en temps normal; mais cette chambre en était envahie. L’odeur lui rappela un instant Racoune et comment la sienne l’avait frappée quand elle l’avait serré le jour où il revint de son voyage de deux ans. Puis, dans un second temps, l’aspect de renfermé lui rappela l’atmosphère lourde de cette auberge en bordure du village de Kusama; et ce dernier souvenir lui fut tout de suite beaucoup moins plaisant que le précédent.

« Cette maison contient assez de matériel pour monter une petite armée, mais ce qu’il y a là-dedans m’appartient personnellement », dit Betsy alors qu’elle ouvrit son coffre.

En plus de l’arc et des cordes de multiples longueurs qu’elle avait mentionnées, on y trouva un carquois avec nombre de flèches, une hachette, une épée courte, deux autres poignards, un haubert et des brassards de protection, ainsi que, dans le fond, une autre boite, bien plus petite et fermée.

Tous les morceaux d’équipement étaient adaptés à sa taille. L’épée était courte, bien trop pour un adulte; on eût dit un jouet pour enfant, bien que la lame fût proprement tranchante; et l’arc était court et les flèches modestes, faites de façon artisanale, certaines avec des pointes en fer, mais la majorité simplement taillées dans le bois. Même le haubert ne ressemblait pas à un vrai, plus petit d’environ la moitié que celui d’un homme.

Julia n’osa pas approcher sa main ou pencher la tête par-dessus le coffre, car pour quelque raison, elle se sentit indisposée par la vue des cordes roulées et repliées posées au fond. Elle craignit un instant qu’elles pussent par quelque magie bondir pour l’entourer et se resserrer autour d’elle jusqu’à l’écraser.

« Qu’y a-t-il dans cette boite? » demanda-t-elle. Elle se frotta les yeux et regarda autre part dans la pièce dans l’espoir de chasser ses pensées intrusives.

« Encore plus de poison, dit Betsy. Mais voilà plus d’un an que je n’y ai pas eu recours. J’en garde sur moi pour en cas d’extrême nécessité, mais telle nécessité ne s’est toujours pas présentée depuis que je vis ici. »

Elle souleva certains objets dans le coffre et en ressortit un long fouet, fait d’un manche en bois et d’une mince corde de cuir tressé, enroulée sur elle-même. Julia sembla une nouvelle fois on ne peut plus inconfortable; mais ce ne fut pas tant la vue de l’arme qui la gêna, que le regard plein de malice qu’eut Betsy lorsqu’elle le souleva.

Elle ne le tendit toutefois jamais devant elle. « Je l’ai volé à l’une de ces ordures dans le Foucarion, dit-elle. Les contremaitres les utilisaient sur les mineurs. Celui-là, il n’aura plus l’occasion de le refaire. On dit qu’il a fait une malencontreuse chute dans le fond d’une crevasse à proximité du chantier. » Betsy observa l’objet quelques secondes avant de le redéposer dans le coffre avec un sourire empreint de méchanceté. « Après la milice s’en est mêlée, ça a mis un bordel, et je ne sais ce qu’il s’y passe maintenant. Je ne m’en suis jamais servie. Je rêverais de tomber sur un de ces enfoirés de dresseurs, histoire de lui faire gouter le supplice. Ça doit leur remettre les idées bien en place.

« Mais mon arme préférée reste la corde. Subtile parce que d’abord un outil de survie, elle n’éveille pas tout de suite les soupçons, et utilisée conjointement avec mon poison, vous pouvez tuer quelqu’un sans laisser de trace dans l’environnement. Bien que ça ne soit approprié que dans très peu de situations. Ce n’est pas la peine que je vous les montre, je crois que vous les avez suffisamment vues. »

Son ton et son rire sardoniques laissèrent transparaitre une certaine cruauté ainsi qu’une ignorance totale du traumatisme qu’elle pouvait avoir causé chez Julia lors de leur première rencontre. Celle-ci s’était retournée pour observer le reste de la chambre, et elle fut particulièrement intéressée par le bouclier qui dépassait du second coffre. Il était de fabrication modeste, bien rond et fait de bois, avec des armatures en fer. Sa face était vert jade et arborait un phénix blanc; la peinture était fade et le bois était écorché et le fer bosselé en maints endroits. L’objet avait décidément du vécu.

« C’est son vieux bouclier, dit Betsy. Enfin, il était déjà vieux, quand il l’a eu. Le reste de son uniforme est quand même classe, et fait sur-mesure. Il est trop mignon avec son casque sur la tête, il a ses grosses oreilles qui dépassent.

— Pourquoi a-t-il quitté?

— Parce que la milice nous prend pour cible, et il n’a pas voulu être du mauvais côté. Il a aidé des insurgés à prendre la fuite et il s’est retourné contre ses ex-camarades. Il a tué un chef… son capitaine je crois. Vous avez dû remarquer qu’il ne met jamais les pieds dehors. C’est pour cette raison.

— Merde! souffla Julia, abasourdie. C’était quand?

— Cet hiver, là, en février.

— Et il doit être activement recherché par la milice?

— Oui, et c’est une raison de plus de se méfier des visiteurs impromptus. Là, il a trop peur de sortir, et je le comprends. Sa situation est assez merdique. Les fennecs ne courent pas les rues dans le coin. C’est une question de temps, à mon avis, avant qu’ils ne lui mettent la main dessus et qu’il soit forcé de fuir, ou qu’il se fasse tuer. Et probablement nous avec. »

Betsy parlait soudain non plus avec malice mais avec une inquiétude troublante. Il était clair qu’elle craignait pour Arabesque; et, à présent, Julia de même. Elle saisit enfin pourquoi il avait exprimé tant d’enthousiasme à vouloir la suivre dans ses aventures, quelles qu’elles fussent, et elle se sentit coupable, à partir de ce moment, de profiter plus longtemps de l’hospitalité qu’on lui offrait.

Elle reposa le bouclier dans son coffre.

(La suite de ce chapitre sera disponible bientôt.)

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