Le dix-septième jour de leur voyage vers Pirret, Julia et Racoune s’invitèrent à bord d’une diligence qui se trouvait à se rendre à leur destination. Les humains à bord étaient visiblement de bonne compagnie et assez aisés et acceptèrent d’aider Julia en raison de son affiliation religieuse. Ils ne semblèrent pas non plus préoccupés par la présence de Racoune, ce qui l’encouragea à discuter et à récolter subtilement certaines informations sur leur objectif de quête.
Ils arrivèrent à destination en milieu d’après-midi. Ils obtinrent bien peu de réponse de la part de ces inconnus, si ce n’est que de plus en plus de Fourrures semblaient circuler dans les rues de la ville depuis quelques années et que plusieurs gens s’en inquiétaient, car ils se demandaient tous, mais qui donc s’occupe d’elles? Que font-elles, d’où viennent-elles? Le portrait de cette petite ville avait radicalement changé dans les dernières années. Malgré l’apparent climat de paix et la faible influence du Culte d’Adamant, plusieurs groupes militant pour la libération des Asiyens s’étaient installés et agissaient dans l’ombre.
Pirret était pourtant une ville où les inégalités sociales étaient beaucoup plus marquées. Elle avait subi il y a une dizaine d’années un grave incendie où avaient péri bon nombre de ses habitants, et encore à ce jour elle peinait à s’en remettre. La région de Pirret n’était non plus pas à l’origine une terre accueillante pour les Fourrures, pas plus que les régions d’Alandrève; mais les conflits qui se dessinaient à l’horizon, au cœur desquels les Fourrures se plaçaient, les faisaient se déplacer tranquillement vers le nord et l’ouest du pays où le Culte d’Adamant était inexistant et où le dressage était une pratique répandue. La population dans ces coins du pays n’avait encore aucune connaissance de l’ampleur de ces conflits.
« La seigneuresse de ces terres s’appelle Brenda Laure, dit Julia alors qu’ils marchaient dans la rue. Je me demande si elle est de la même famille que frère Mathias. Je ne serais pas surprise, mais si c’est le cas, je me demande maintenant ce qui a conduit Mathias vers le Culte. »
Ils se donnèrent rendez-vous et se séparèrent. Alors que Racoune partit à la pêche, cette fois-ci aux informations sur ses anciennes fréquentations, Julia se rendit au sanctuaire dédié au prince Adamant situé dans le cœur de la ville. Il s’agissait d’une petite chapelle, semblable à celle dans laquelle elle avait grandi. La salle commune était complètement désertée : il n’y restait plus au fond qu’une statue d’une représentation du prince immortel1, avec à ses pieds un panier de modestes offrandes laissées récemment. Elle fit le tour de l’endroit et des pièces privées pour ne pas y trouver âme qui vive. Toutefois, alors qu’elle s’apprêta à quitter, elle croisa le chemin d’un jeune garçon. Il semblait pauvrement habillé, et âgé d’une quinzaine d’années.
« Le gardien est mort l’été dernier, dit-il. Il était avec son élève à tenir la chapelle. Les fidèles comme mes parents prient tous chez eux. Les gens n’ont plus le temps pour venir ici. Personne en ville n’aspire à garder le sanctuaire, car personne n’est formé au combat ou prêt à vivre tout une vie de solitude.
« Mes parents ne veulent plus que je vienne, mais je le fais parfois car j’ai espoir qu’un jour notre prince reviendra. »
Julia fut attristée et ce jeune adolescent quoique plein d’espoir vivait clairement dans un autre univers. Elle le trouva inconscient et naïf plus qu’autre chose; mais elle excusa son manque de connaissance du monde du fait de son âge.
« La dernière fois que le prince Adamant est venu à Pirret, il a tué tous ses habitants, lança froidement Julia. C’est ce que tu attends?
— Il reviendra pour restaurer notre dévouement envers lui et nous protéger de Vérendales, dit le jeune garçon. J’ai beaucoup d’espoir en lui. »
Julia dut se retenir de débattre davantage car elle voyait bien que ça ne mènerait à rien. Il était clair à ses yeux que le Culte n’avait aucune chance de revenir prochainement dans la région. « Il y a tant de choses que tu ne peux pas voir encore, dit-elle. Tu devrais écouter plus tes parents. Si les gens avaient vraiment la foi, ils n’accepteraient pas que cet endroit soit laissé à l’abandon.
— Il n’est pas besoin de venir dans un bâtiment consacré pour avoir la foi… » souffla le garçon.
Julia lâcha un long soupir et promena son regard dans les différents recoins de la salle.
« Vous êtes une femme du Culte? Pourquoi ne reprenez-vous pas possession de la chapelle?
— Non, jamais je ne ferai ça. Je ne suis pas du coin et j’ai bien d’autres préoccupations.
— Vous êtes magicienne? Vous ressemblez à une magicienne. »
Julia écarquilla les yeux. « Je te demande pardon?
— Vos habits, vos cheveux défaits, votre façon de parler sinistre.
— C’est parce que je voyage à pied depuis deux semaines et que je suis à bout. Tu connais des magiciens en ville? »
Le jeune garçon parut hésitant à répondre. « J’en ai aperçu quelques-uns la semaine dernière, dit-il. On dit qu’ils viennent pour recruter et qu’il faut s’en méfier. Quand on les rejoint, on n’en ressort jamais.
— Et tu ne te méfies pas de moi? »
Il ne répondit pas; Julia s’approcha lentement. « Tu les as vus de tes propres yeux? As-tu vu une femme d’à peu près mon âge parmi eux? Une femme très grande avec les cheveux roux et le visage plutôt carré, couvert de taches?
— Je ne me rappelle pas, dit-il.
— Tu sais où je peux les trouver? »
Le garçon parut soudain inquiet et apeuré. « Vous êtes magicienne? Pourquoi voulez-vous les rencontrer? Qu’êtes-vous venue faire ici?
— Non, je ne suis pas magicienne, dit Julia avec exaspération; mais une personne qui m’est très chère en est une et a disparu il y a cinq ans. Tu sais où je peux rencontrer l’un de ces magiciens?
— Je l’ignore, répondit le garçon tout timidement. Mais vous ne devriez pas vous approcher d’eux. Ils sont manipulateurs et perfides, certains peuvent même vous tuer d’un regard si vous ne faites pas ce qu’ils disent. »
Julia resta immobile un instant; elle ne savait quoi répondre, mais sa tête trahissait bien son agacement. « Merci, je suis assez grande pour savoir ce que je fais », dit-elle alors qu’elle décida de s’en aller.
Le soir venu, Racoune dérogea à sa radinerie pour offrir à Julia un repas chaud; mais pour repas, elle n’eut droit qu’à une énième soupe et à un bout de pain. Ils étaient assis à une petite table d’une auberge en bordure de ville, et l’ambiance éveilla en Julia des craintes et des mauvais souvenirs de son séjour à Kusama. Elle étudiait avec beaucoup d’attention, plus que de coutume, les comportements et les conversations des gens alentours pour essayer d’en dresser un profil et repérer ceux qui pourraient causer du trouble.
Quand ils échangèrent sur les résultats de leurs recherches, Racoune ne sembla pas d’humeur à ce que celles-ci trainent trop longtemps. « Nous étions censés retrouver la piste de rebelles, dit-il sur un ton de reproche. Qu’es-tu allée faire dans un sanctuaire déserté? Tu te doutes bien que si le temple de Kusama étend ses bras jusqu’ici pour traquer des esclavagistes, ils n’agissent pas en pleine lumière.
— J’étais curieuse de ce que j’allais y trouver, c’est tout, répondit Julia la bouche pleine de pain. Je ne m’attendais pas à y rencontrer la résistance, mais je ne m’attendais pas non plus à ce qu’il soit à l’abandon. Tout ça me brise le cœur. »
Racoune secoua la tête tout en jetant des coups d’œil dans la salle. Il y vit bien quelques Asiyens mêlés à la foule, mais rien qui lui sembla à première vue pertinent d’interroger pour ses recherches. Leur présence réconforta Julia en un sens car elle s’imagina dans Pirret une cohabitation harmonieuse; toutefois, pour ce qui est de Racoune, celui-ci ne fut pas du tout serein de voir tout ce beau monde, car il avait conscience du climat tendu qui pesait sur la région.
Julia dit tout bas :
« Il parait qu’il y a aussi des magiciens qui rôdent en ville, et les gens racontent toutes sortes d’inepties à leur sujet. Si on met la main sur l’un d’entre eux, il y a des chances qu’il sache ce qu’il est advenu de Marie. »
Racoune soupira longuement en secouant toujours la tête, trahissant son désaccord et son agacement. « Ça n’est pas là notre quête, dit-il. Souviens-toi pourquoi tu as quitté la Roselière. Julia, ça ne fait même pas un mois.
— Je sais », marmonna-t-elle en se couvrant le visage de ses mains. Elle ne savait plus où donner de la tête. « Quand on était petites, elle s’est absentée pendant plusieurs mois, juste avant de m’avouer qu’elle avait des pouvoirs. Et je sais que les magiciens occupent une grosse part de l’histoire de la région. Je me suis dit que… peut-être que… »
Elle eut du mal à finir sa phrase car elle avait l’impression de se tourner au ridicule. Alors qu’elle réfléchit à son idée, quelqu’un s’approcha de leur table et vint les aborder : il s’agissait d’un renard, qu’ils avaient vu en train de trainer ailleurs dans la salle tout le long de la soirée. Il s’empara d’un tabouret de la table voisine pour s’assoir juste à côté de Julia, avant même de les avoir salués.
« Excusez-moi, braves gens, dit-il; je me promenais de table en table quand je vous ai vus tous les deux, et le moins que je puisse dire est que vous piquez ma curiosité.
— On était en pleine conversation privée, dit Racoune.
— Oui, je sais, j’ai entendu! » Le renard parlait tout bas. « Les magiciens, et tout! Il se trouve que je connais justement une magicienne hors pair, qui saurait parfaitement bien répondre à vos besoins. En échange de quelque rétribution, cela va sans dire. Que cherchez-vous? Richesse? Courage? Amour? Peut-être plutôt… une vengeance à assouvir? »
Racoune dévisageait leur invité avec un regard hautement dubitatif.
« Je ne cherche pas les services d’une magicienne, dit Julia, quelque peu agacée; je cherche une amie qui a disparu et qui se trouve être magicienne. Et puis… nous n’avons pas un sou.
— Ce n’est pas un problème, insista le renard avec beaucoup trop d’enthousiasme; si vous n’avez pas d’argent, madame est ouverte à faire un échange de services. Elle a plusieurs relations à qui elle peut vous proposer. Elle peut certainement aider à retrouver votre amie!
— Ça a l’air hautement louche et dangereux, dit Racoune qui ne pouvait contenir son rire. Tu ressembles à la dernière personne en qui j’aurais confiance, à aborder les gens comme ça. Tu devrais t’en aller; on n’est pas intéressés. »
Le renard parut courroucé et se leva lentement. « Je vois, dit-il. J’ai décidément mal lu dans vos intentions. Je vous présente mes excuses. » Il les laissa; mais il ne s’en alla pas plus loin que quelques tables derrière eux.
« Il n’y avait pas tant d’Asiyens la dernière fois que je suis venu, finit par dire Racoune. Je suppose que c’est un bon signe pour la résistance, mais en même temps, d’en voir autant à un endroit, je ne peux m’empêcher de voir toute situation tourner rapidement au vinaigre.
— Qu’est-ce que tu entends par là? demanda Julia.
— J’entends par là que les Asiyens qui n’ont pas grandi aux côtés des humains sont très souvent violents et imprévisibles et que plusieurs n’ont pas besoin de transporter d’arme pour pouvoir tuer quelqu’un. Ça, c’est en plus de l’hostilité dont beaucoup font déjà preuve envers eux. »
Seulement quelques minutes plus tard, des voix s’élevèrent du fond de la pièce où les gens commençaient à s’agiter. Ils y virent le renard de tantôt, qui venait de grimper debout sur l’une des tables. Il regarda toute la salle en levant les bras en l’air, comme pour se présenter à la foule. Voilà qu’exposée à la lumière du soleil à travers les fenêtres, sa fourrure orangée avait maintenant pris la couleur et la brillance de l’or. Il avait décidément un don pour attirer l’attention sur lui, pour le meilleur ou pour le pire, et le spectacle ébahit bon nombre des invités présents.
Ce phénomène étrange ne sembla pas toutefois troubler les hommes assis à cette table : l’un d’eux, manifestement en colère, se mit debout et tenta de l’agripper par la jambe pour le faire tomber et le ramener sur le sol, mais le renard fit un bond sur place pour l’esquiver. Il reposa une patte sur la table avec une grâce et une habileté remarquables, puis avec la seconde, envoya voler sa coupe à cet homme pour lui asperger la tête de son vin.
À présent fou de rage, le malabar tenta de renverser la table; mais juste à ce moment, le renard bondit de nouveau pour atterrir sur la table voisine, renversant les coupes et les plateaux. « Allez, hop! T’as changé d’avis, finalement, tu veux m’avoir? »
La fougue du renard amusa beaucoup les gens dans la salle, y compris Julia et Racoune; mais le grabuge causé commença à prendre de l’ampleur lorsque l’un des convives, qui venait de voir sa soupe renversée par terre, lui jeta son écuelle à la figure. « Dégage de là, sale bête! » cria-t-il. Le renard fut momentanément désorienté et un vent de colère s’éleva autour de lui. L’homme de tout à l’heure accourut entre les tables, bousculant des invités de leur tabouret; mais lorsqu’il fut à ses pieds, le renard bondit encore une fois, sautant de la table pour retomber sur le sol quelques mètres plus loin. « Pas besoin d’être agressif; un simple oui suffisait! » dit-il vivement en repartant dans la direction opposée.
L’une des personnes assises à la table voisine interrompit sa course en lui faisant un crochepied. Le renard alla s’écraser sur le sol. Il se pressa à se relever, mais avant même qu’il fut debout, son assaillant s’empara de l’un des tabourets renversés par terre et le lui fracassa sur le dos, avec une force telle que le siège lui éclata dans les mains. Qu’à cela ne tienne, il récupéra en vitesse l’une des pattes du tabouret et continua de marteler le renard qui ne parvint plus à se redresser.
À ce moment, Julia se leva brusquement pour aller lui venir en aide, mais Racoune l’en empêcha en l’agrippant fermement par l’épaule : « Ne fais pas de connerie, grogna-t-il. On devrait sortir d’ici.
— Ils vont le tuer! répondit Julia. Il faut bien faire quelque chose! »
Les gens regardèrent le renard être roué de coups et crier à l’aide; mais très rapidement, les cris cessèrent, pendant que les coups, eux, continuaient de pleuvoir. Lorsque quelques courageux, sans doute tout aussi ivres, s’approchèrent pour les séparer, la bagarre dégénéra instantanément; et Julia admit qu’il serait plus sûr de quitter l’endroit, parfaitement terrifiée par la vitesse à laquelle la violence avait escaladé.
Une personne sortit toutefois du lot : une femme qui venait tout juste de faire irruption s’avança dans la foule d’un pas décidé. Au moment où elle approcha de la scène, elle leva la main vers eux : les hommes qui entouraient le renard furent tous projetés dans les airs et allèrent s’écraser sur les tables derrière, renversant le mobilier au passage. Tous les gens dans l’établissement devinrent parfaitement silencieux et immobiles.
Le renard avait le visage recouvert de son sang et il était devenu totalement inanimé. Elle l’observa un moment en lâchant un long soupir. Elle se tourna ensuite vers les hommes renversés derrière elle qui tentaient de reprendre leurs esprits, puis elle dit d’une voix puissante : « Qui est responsable de ceci? »
Les gens étaient paralysés par la peur. L’utilisation flagrante de la magie en public était inhabituelle et jamais bon signe, et ceux qui en avaient les pouvoirs inspiraient généralement la crainte. Quelques personnes pointèrent timidement du doigt la brute qui s’en était prise au renard.
L’homme fut soulevé des décombres, puis il vola brusquement à toute allure vers le mur opposé. On l’entendit vivement paniquer quand ses pieds décollèrent du sol, puis, lorsqu’il traversa la fenêtre tête première et que les vitres se cassèrent, ses hurlements devinrent muets. Il finit sa course dehors sur la route à plusieurs mètres de là, où il resta inerte, assommé sur le pavé.
Plus personne n’osait prononcer un mot depuis que la magicienne réussit à imposer le respect. Elle souleva lentement le renard dans ses bras puis marcha hors de la salle, enjambant les morceaux de meuble et de vaisselle qui jonchaient à présent le sol de l’auberge, sous le regard ahuri et terrifié des convives qui la regardèrent passer en silence.
Lorsque les gens eurent cessé de retenir leur souffle, Julia se précipita à l’extérieur pour suivre les pas de la magicienne. Racoune eût préféré qu’elle lâcha prise, mais il dut admettre qu’il était curieux d’en savoir plus sur ces deux personnages, et il la suivit.
Ils se rendirent à une demeure située seulement un coin de rue plus loin. « Va-t-il s’en sortir? demanda Julia lorsqu’elle l’eut rattrapée. Je suis vraiment désolée; c’est horrible, je ne comprends pas ce qui a pu se passer. J’aurais tant voulu pouvoir intervenir. » Elle se confondit en excuse, et la magicienne la regarda curieusement.
« Vous avez assisté à la scène? demanda-t-elle. Ce n’était pas votre devoir d’intervenir. Je ne vous en tiens pas rigueur. » Lorsqu’elle vit Racoune qui l’accompagnait, la magicienne les invita à l’intérieur.
Celle-ci étendit le blessé sur un lit. Elle semblait avoir une trentaine d’années, elle avait les cheveux noirs et très longs et lisses, et elle avait des marques tatouées un peu partout sur le visage et les bras, par-dessous sa robe vermeille. Ensemble, ils formaient un duo bien excentrique, songea-t-elle.
« Son cœur bat toujours, dit-elle. Je vais voir ce que je peux faire. Maudit renard stupide… qu’est-ce que tu as encore dit ou fait pour te retrouver dans cet état? »
Le renard avait le museau cassé et en sang, et sa tête comme tous ses membres étaient recouverts d’hématomes.
« Ça lui arrive souvent? demanda Julia en pleine incrédulité.
— Oui, trop souvent, mais c’est la première fois qu’il en ressort aussi mal en point. C’est entre autres pour ça que je suis chargée de le protéger. Il a une passion pour chercher la confrontation et provoquer plus fort que lui. »
Elle nettoya sa gueule à l’aide d’un chiffon. Elle posa ensuite ses mains sur ses tempes pendant de longues secondes, puis sur son front, puis autour de son museau. Elle se pencha ensuite pour examiner sa gueule et ses blessures de plus près, tâtonnant sa peau sous sa fourrure.
« Excusez-moi si j’ai l’air indifférente, loin de là; Karimel a failli se tuer une dizaine de fois depuis que je m’occupe de lui. Je commence à être habituée de le voir comme ça. C’est pour vous dire.
— Karimel, c’est son nom?
— Oui, comme la mer nord. » Elle se retourna vers ses invités. « Je me rends compte que nous ne sommes pas présentées. Je suis Lucie Romindieu, scribe et interprète de profession, magicienne de service… et de toute évidence, très mauvaise protectrice.
« Merde… grogna-t-elle. Ça va lui prendre un vrai médecin. Je peux soigner des blessures superficielles, mais des os brisés c’est hors de mes compétences. C’est la première fois que je le vois comme ça. Il est vraiment passé à deux doigts.
« Est-ce que je peux vous demander qui vous êtes, et pourquoi vous vous souciez de son sort? »
Le visage de Julia témoignait de sa confusion. « Quand même, dit-elle; ce qu’il a subi est tout bonnement atroce et gratuit. De voir autant de cruauté… c’est triste! Ça ne vous fait rien? »
Lucie ne put retenir son rire. « Éprouvez-vous la même sympathie pour cet homme que j’ai envoyé contre le mur? Pensez-vous à sa femme, à ses enfants? Il est probablement en train de faire une hémorragie à l’heure actuelle. »
Julia parut confuse et ne répondit pas; elle ne s’était pas attendue à ce que la magicienne lui retournât la question et n’en saisit ni le sens, ni l’intention.
« Et vous vous en sortez sans ennui en défenestrant les gens de cette façon? demanda Racoune en rigolant.
— Je protège la propriété de madame Beaudelair. Dans ce cas, c’est de la légitime défense. Peu importe; je sais que les autorités ne viendront pas embêter une magicienne. Même si ça me fait mal, il faut l’avouer, de tuer le premier ivrogne venu rien que pour sauver ce vaurien de renard.
— Il l’a bien mérité », souffla Julia.
Lucie secoua la tête. « Je suis sure que Karimel l’a mérité aussi, dit-elle. Il fait tout ce qu’il peut pour se faire tuer, en provoquant, harcelant et en jouant avec des criminels. S’il continue, un jour il va commettre un crime capital. C’est de lui-même dont je dois le protéger.
— Mais pourquoi fait-il ça? demanda Julia, on ne peut plus confuse.
— Parce qu’il veut mourir », lança bonnement Lucie. Sa réponse les prit tous deux au dépourvu, mais elle l’énonça comme si c’était quelque chose d’habituel, à laquelle ils avaient dû s’attendre. « Il s’est jeté dans les rapides une fois, il y a quelques mois. Il s’est cogné la tête sur un rocher et il s’est noyé. Heureusement pour lui que j’ai réussi à le repêcher et lui redonner le souffle. C’est de mémoire la seule fois, depuis trois ans que je le connais, qu’il a essayé d’attenter à sa propre vie. Il a bien menacé de s’égorger quelquefois, mais il n’a jamais eu le courage. C’est la seule raison pourquoi il vit encore. C’est une gigantesque mauviette.
« Un conseil : ne le prenez pas en pitié. Sa vie est misérable et ne vaut pas grand-chose. Je crois que c’est uniquement par fierté que ses maitres veulent le garder, parce qu’ils ont mis trop d’effort pour l’avoir. D’ailleurs, parlant de ça… quand ils vont voir dans quel état il est actuellement, c’est surement moi qui vais me faire tuer.
— Mais c’est… mais, enfin… » Les bras lui tombaient; Julia peinait à exprimer à quel point tout ce qu’elle venait d’entendre la révoltait.
Les membres de Karimel se mirent à bouger. Ses mains et ses pattes se réveillèrent, puis il réussit à tourner lentement la tête et ouvrir les yeux en émettant une longue plainte.
« Combien de temps j’ai dormi? articula-t-il de peine et de misère.
— Tu n’as pas dormi, tu as perdu connaissance, dit Lucie avec exaspération. Il a encore fallu que je te ranime.
— Argh… j’ai mal partout et j’arrive pas à bouger… »
Il parlait très lentement avec une voix rocailleuse tout à fait méconnaissable. Sa plainte exprimait la douleur qu’il ressentait, mais on y distingua également une pointe de tristesse et de résignation.
« Il m’a pas raté, en tout cas. J’ai bien failli y rester. Ça fonctionne bien de demander à des brutes s’ils veulent coucher avec moi. Faudra que je le refasse. »
Lucie leva les yeux au ciel en secouant la tête. Elle semblait fatiguée mais également très énervée. « C’est pas vrai… soupira-t-elle. Calme un peu tes chaleurs. Tu as des invités. Ils se sont inquiétés pour toi, imagine. »
Karimel tourna lentement la tête de l’autre côté et leur sourit. Le cœur de Julia se resserra lorsqu’elle reconnut son visage aussi mal en point. « C’est gentil, dit-il mollement. Vous devez être les seuls. »