La fugueuse

Ils se préparèrent à quitter vers midi. Meya put se rhabiller tout seul, mais sans rien demander, Nesevi enfila son sac, bien déterminé à le transporter pour le reste du trajet.

Sara remballa aussi ses affaires. « Je vous promets que je ne suis pas nuisible, dit-elle. Mais je ne dirais pas non à un peu de compagnie, avec qui je peux échanger librement sur mes dons.

— Il n’y a qu’une demi-journée de voyage jusqu’à la rivière », dit Janna.

Ils ne trainèrent pas pour partir après avoir dit au revoir à leurs hôtes. Le vent avait balayé la neige sur le chemin et le temps était clair, rendant le voyage beaucoup moins pénible qu’il ne le fut la veille. Ils avaient toujours les pattes enfoncées dans un pied de neige et il faisait aussi froid, mais à présent, ils pouvaient voir les progrès de leur marche. Ils traversaient des terres en majorité agricoles et passaient devant des maisons dispersées çà et là sur la route, et c’étaient les premiers signes de civilisation qu’ils voyaient depuis qu’ils avaient quitté Letso Saan; toutefois, il n’y avait toujours signe d’aucun village.

Ils avancèrent un bon moment en silence et c’en était presque insupportable pour Sara, qui était plutôt du genre loquace.

« Permettez-moi de demander, maintenant que nous sommes en comité fermé, dit-elle : monsieur Nesevi, l’école de Saan vous a-t-elle enseigné le combat et les arts martiaux?

— L’école enseigne toutes sortes de choses, répondit Nesevi, y compris des disciplines qui ne sont pas réservées aux magiciens; mais oui, j’ai appris les armes à l’école, et je suis une formation de soldat.

— Nesevi et moi étions deux cancres, ajouta Janna. Toutes les diversions étaient bonnes pour éviter de voir les maitres magiciens au maximum. Le combat en était une…

— Vous aussi vous avez appris les armes? Je ne l’aurais jamais cru au premier abord, répondit Sara. Vous ne correspondez tellement pas à l’archétype du soldat que j’ai l’habitude de voir à Lumarest.

— Hé bien, merci, je suppose! dit Nesevi. Je vous retournerais le compliment, si j’étais certain que c’en est bien un. Je me permets de demander à mon tour, qu’est-ce qui vous a poussée à quitter le Lars? Vous avez dit que vous cherchiez quelqu’un pour vous aider avec vos dons, mais vous vous dirigez vers Timokisar. J’ai l’impression que vous nous cachez d’autre chose.

— Oui et non, répondit Sara. Je ne voulais pas trop en dire en présence de William, qui ne devait pas savoir que je suis une magicienne non homologuée, disons ça comme ça. Je pars bien à Timokisar rencontrer quelqu’un. À vrai dire, c’est quelqu’un que j’ai déjà connu et qui est au courant de mon histoire, mais que je n’ai pas revu depuis des années. Ce dont je ne vous ai pas parlé, ce sont les circonstances de mon voyage. En effet, j’ai quitté Lumarest sans l’accord de ma mère ou de qui que ce soit. J’ai simplement laissé un mot leur implorant de ne pas venir à ma recherche, et je suis partie en catimini pendant la nuit avec mon baluchon… j’ai fugué. Si la tempête a forcé mon arrêt à l’auberge, elle a surement découragé des gens de se lancer à ma poursuite. De plus, elle a permis notre rencontre improbable. Tout ça tombe à point.

— Courons-nous quelque danger à marcher avec vous? demanda Janna. Si des gens vous cherchent… nous n’avons pas besoin de plus de problème que nous n’en avons déjà.

— Pas d’inquiétude, je doute que ma mère envoie des gens à mes trousses. Elle a finalement accepté qu’elle ne pourrait me retenir. Mon maitre de magie ayant disparu, je n’avais plus personne pour me guider dans mon apprentissage. Seule une poignée de gens au palais sont au courant de mon secret, et aucun n’est magicien. J’étais livrée à moi-même et ma mère savait que ça ne pouvait continuer ainsi.

— Vous faites allusion à votre maitre, dit Nesevi; qui était-il? Peut-être le connaissons-nous.

— J’en doute fort, mais soit… il s’appelait Farrel. Ma mère l’a congédié car elle se méfiait de lui, et elle avait peur que des gens aient des soupçons quant au motif réel de sa présence, à savoir l’éducation secrète de sa fille magicienne. Ça lui a pris des années pour finalement qu’elle admette que c’était une erreur qui m’a couté cher. J’ai passé tant de temps à essayer de vivre une vie normale dans un pays où la magie n’est pratiquement qu’un conte de fées. Des années durant ma mère croyait que je faisais des caprices en lui racontant mes cauchemars, que je faisais d’un grain de sable des montagnes et que je devrais être plus forte considérant l’éducation que j’ai reçue et le temps que j’y ai consacré. Mais au bout d’un moment, les cauchemars prennent le dessus sur la réalité, et on n’arrive plus à dire si on est endormi ou réveillé. Les voix et les visions que j’avais dans mon sommeil, je les entendais et les voyais en plein jour. Je n’avais plus l’impression de rêver à mes peurs; je les vivais. Elle n’a jamais compris ce qui m’arrivait. C’est bien mon ancien maitre que je m’en vais rencontrer à Timokisar. Il est la seule personne sur terre qui puisse m’aider.

« Ma mère vit mal avec le fait que sa lignée s’arrête avec moi. Elle n’aurait jamais accepté que je m’en aille ainsi pour cette raison; mais je ne veux ni perpétuer son œuvre, ni hériter de ses pouvoirs ou de ses responsabilités, et je n’ai certainement pas envie d’être reconnue parce que je suis la fille de l’autre. Elle s’accroche à moi parce que je suis tout ce qui lui reste. Je n’ai plus trop de sympathie pour elle, car elle n’en a jamais eu pour moi. Elle ne m’aurait pas laissée partir de plein gré, alors j’espère que ma fuite lui aura donné un coup de pouce dont elle avait besoin pour l’accepter. S’il reste des lions en Veria, ils vivent reclus. Mon rêve, ce serait d’un jour partir à Asiya, ou plus loin encore, et de découvrir qu’il en existe ailleurs. »

Personne ne répondit à la suite de son monologue; la compagnie avançait à un rythme soutenu.

« Désolée de vous affliger avec mes histoires, continua Sara. Vous comprendrez que… je n’ai jamais parlé de tout ça à personne.

— Ne vous excusez pas pour ça, dit Janna. Je crois que… nous savons très bien ce que vous vivez, du moins, pour ce qui est de vos dons. L’école de magie et sa formation sont loin d’être parfaites. Ce n’est pas ainsi pour tous les magiciens, mais en ce qui nous concerne, les problèmes que vous décrivez, nous les connaissons trop bien, Meya et moi.

— C’est rassurant de voir que je ne suis pas seule, mais en même temps, pas tellement, soupira Sara.

— Quelle horreur de m’imaginer qu’il n’existerait plus aucun renard », dit Nesevi. Il parlait avec un air sinistre et consterné auquel ses compagnons n’étaient pas habitués venant de lui. « Ce n’est pas quelque chose que nous pouvons comprendre.

— Tant de peuples de Fourrures ont disparu dans l’histoire, continua Janna. Que ça se produise encore aujourd’hui… je suis désolée pour vous. »

Ils franchirent un pont de pierre en-dessous duquel coulait une rivière gelée et camouflée sous le drap de neige. Ils avaient réussi à ne pas bifurquer de la route jusqu’à ce point, alors qu’elle était totalement invisible, uniquement en suivant les barrières érigées le long des terres. Un nouveau panneau annonçait l’entrée au territoire de Timokisar, mais ils n’avaient devant eux qu’une longue pente de plus à monter, et ils furent tous découragés. La marche dans la neige s’avérait beaucoup plus fastidieuse qu’ils ne l’avaient cru. Lorsqu’ils furent presque en haut, Janna s’effondra dans la neige, face contre terre.

« Excusez-moi, dit-elle, il faut que je prenne une pause. » Elle n’était pas essoufflée, mais on sentait à sa voix qu’elle était à bout.

Ils se posèrent un moment au sommet de la colline. Il n’y avait rien qui ressemblait à un village à l’horizon, mais ils voyaient bien quelques habitations isolées dans la direction dans laquelle ils allaient, ainsi que la Rivière Blanche qui disparaissait derrière un boisé au loin, où se trouvait Timokisar. Il leur restait une bonne heure de marche.

« On dit que la route jusqu’à Letso Saan prend deux jours avec rien d’autre que de la forêt et des montagnes, dit Sara, mâchouillant un morceau de viande séchée. Je suis étonnée que des gens fassent le voyage à pied.

— C’est un voyage extrêmement pénible et décourageant, dit Nesevi. C’est la raison pour laquelle, justement, c’est là-bas que l’école de magie a été construite, de ce que j’ai compris. Personne ne voulait accueillir les magiciens, alors ils ont été forcés de s’installer dans un coin reculé.

— Pas seulement, dit Janna, c’est aussi et surtout pour dissuader les jeunes recrues de retourner chez elles, pour les garder isolées, enfermées dans une forteresse avec comme seule issue une ville fortifiée dont ils connaissent les moindres pavés.

— Farrel m’a parlé de l’école de Saan comme d’une prison, répondit Sara. Quand même, je me demande si j’ai eu meilleur compte d’en avoir été gardée loin.

— Il n’y a pas si longtemps, je vous aurais répondu oui, dit Janna. Mais comme le temps passe, je ne sais plus tellement ce qui est mieux. »

Meya regardait l’horizon en grelotant. Sara remarqua, sous sa cape, le collier métallique qui était serré autour de son cou. Elle l’avait remarqué bien plus tôt, car il était tout noir et bien visible à travers la fourrure pâle de Meya, mais elle s’était abstenue d’en parler car elle avait bien vu que le renard gris s’efforçait de le garder hors de la vue. Lorsqu’il s’aperçut que Sara l’observait, il rattacha sa cape devant lui, puis, tournant la tête, ramena son capuchon sur son visage.

Janna se releva péniblement. Elle se retint d’émettre la moindre plainte, car elle avait bien vu Meya marcher toute une journée avec le bras en sang sans rien n’en dire, et ne voulait pas avoir l’air faible en comparaison; mais elle ne savait plus où puiser l’énergie nécessaire pour trainer ses pattes jusqu’à destination. Lorsqu’ils reprirent la route, Meya se remit à chantonner, au grand étonnement de tous, et Janna le rejoignit vivement. C’était leur manière, à eux deux, de garder courage face au désespoir qui les gagnait lentement de jour en jour.

Le ciel commençait déjà à s’assombrir lorsqu’ils purent distinguer, au loin, le village établi au bord de la Rivière Blanche.