L’approche du village eut un effet libérateur sur la compagnie, particulièrement Janna qui n’attendait que de pouvoir reposer ses jambes. Les petites maisons recouvertes de neige et les lumières des torches et des fenêtres dans la nuit donnaient un certain charme et un air de communauté paisible qu’on ne retrouvait pas à Letso Saan.
La Rivière Blanche était le plus large cours d’eau au pays, et elle s’écoulait vers le sud puis se terminait dans la mer de Karimel. Elle divisait donc la partie sud du pays en deux. Janna était originaire de ce petit village construit à son bord, mais elle n’avait pratiquement aucune mémoire de l’époque avant qu’elle fût envoyée à l’école. Pour les deux renards, c’était une découverte et un sentiment totalement nouveau. Même par ce froid, le village grouillait d’habitants qui marchaient dans les rues, qui parlaient et qui déblayaient toute la neige qui leur était tombée dessus. C’était une tâche longue et ardue qui avait commencé le matin même et qui occupait tout le monde, sans exception.
Ils avancèrent dans la rue centrale du village sans trop savoir où ils allaient exactement, mais Janna les dirigea discrètement vers sa demeure familiale. À peine eurent-ils passé trois maisons que quelqu’un vint à leur rencontre en les saluant : c’était un loup, la fourrure marron semblable à celle de Janna, il était assez peu vêtu pour le temps qu’il faisait, et il marchait avec une lanterne à la main.
« Quelle surprise, mon expatriée préférée! s’exclama-t-il. Tu penses peut-être que c’est un temps pour l’aventure? »
Janna s’empressa d’aller le serrer dans ses bras. « On s’en serait bien passé, tu n’imagines pas à quel point, dit-elle. Nous venons visiter une amie.
— Une visite, à ce mois de l’année? Vous avez perdu la raison. Vous avez de la chance qu’il ne vous soit rien arrivé. Ah! Mais je te connais! C’est pas la tempête de l’année et le froid polaire qui vont t’arrêter. »
Janna recula et jeta un œil à la compagnie. « Nous sommes tous harassés par le voyage. As-tu la place pour offrir l’hospitalité à mes amis pour quelques nuits? Ils ne sont pas du coin et on n’a pas tellement les moyens pour rester à l’auberge trop longtemps.
— Ouais, dit-il pensivement; j’ai de la place pour vous, mais je vais vous demander d’aider à déneiger un peu les rues du village. Votre amie que vous venez visiter n’a pas de maison? Qui est-elle?
— Hé bien, hum… » commença Janna. Elle tourna la tête vers les deux renards.
« Savia de Saan, continua Nesevi; c’est la sœur de notre ami Meya. C’est elle que nous venons rencontrer. Malheureusement Meya n’est pas en bon terme avec sa famille, donc on ne compte pas sur eux pour nous accueillir. Je m’appelle Nesevi, soit dit en passant… et voici… » Il désigna la lionne qui les accompagnait et attendit visiblement qu’elle se présente elle-même, incertain qu’il était du prénom qu’il devait utiliser.
« Sara, dit-elle simplement. Mais je ne resterai pas avec vous. Je suis venue pour mes propres motifs.
— Je m’appelle Joris, dit le loup. Bienvenue dans notre petit village. Si vous venez rencontrer Savia, je n’ai pas de bonne nouvelle à vous donner. Elle est tombée malade il y a quelques semaines et… malheureusement, elle n’a pas réussi à s’en sortir, et elle s’est endormie pour ne plus se réveiller. » Il regarda en direction de Meya, l’air sinistre. « Je suis désolé que vous l’appreniez de moi. Tout le village a été secoué par son départ. Si vous voulez voir son mari, il est certainement en train de se recueillir sur la colline. »
Meya serra les dents et baissa les yeux au sol.
Ils suivirent le loup jusqu’à sa demeure au cœur du village. Le soulagement d’être enfin arrivé à destination s’estompa rapidement, et soudainement, le sentiment d’avoir traversé tout ce périple pour rien envahit Meya.
« Excusez-moi, dit Sara, je dois absolument y aller, mais la personne que je suis venue rencontrer, je ne sais pas où elle habite. Connaissez-vous un loup nommé Farrel? Peut-être êtes-vous parents? »
Le regard de Joris parut curieux. Il regarda rapidement alentour et dit plus bas :
« Êtes-vous tous magiciens? Je me dois de vous prévenir. Il y a un chat bizarre qui est arrivé il y a quelques jours ici, et plusieurs personnes le trouvent suspect. C’est un maitre magicien, dit-on. Je ne connais pas son nom, mais il fait peur à beaucoup de villageois.
— Un magicien… mais… que vient-il faire ici? demanda Nesevi.
— Je crois qu’il a rencontré Savia quelques jours avant qu’elle parte. Ne vous méprenez pas, je ne parle pas de Lorès; mais celui-ci pourrait certainement vous en dire plus à son sujet. Il cherchait un magicien qui pourrait peut-être la soigner et il était prêt à tout pour en rencontrer un. Je vous en parle parce que, de ce qu’on m’a rapporté, il a également demandé à rencontrer votre Farrel. J’ignore de qui il s’agit, mais vous voudrez peut-être éviter de lui tomber dessus.
« Pour répondre à votre question, non, nous ne sommes pas parents. Je ne l’ai même jamais rencontré personnellement, il a toujours été un solitaire. Prenez la route qui remonte la rivière et frappez à l’avant-dernière porte; c’est là qu’il habite. Soyez méfiante du maitre magicien. Je sais qu’ils sont la source de beaucoup d’angoisse pour les gens comme vous. »
Sara salua le groupe et partit de son côté.
Les rues et les petites maisons avaient comme perdu leur charme et semblaient maintenant tristes et esseulées. Arrivés à la demeure de Joris, ils se débarrassèrent de leurs bagages et partirent immédiatement à la colline qui se trouvait au sud. C’est sur son flanc qu’étaient enterrés les défunts du village. Ils marchaient sur les pas de la seule personne qui s’y était rendue aujourd’hui : le mari de Savia, qu’ils n’avaient encore jamais rencontré. Celui-ci était accroupi devant la stèle, à genou dans la neige. Meya et Janna s’approchèrent pendant que Nesevi resta en retrait au pied de la colline.
Ils s’approchèrent du chat en train de se recueillir. Lorsque celui-ci se rendit compte de leur présence, il fixa Meya pendant un long moment, puis, lentement, il se redressa puis vint dans sa direction. Le renard gris s’efforçait de masquer son air impassible habituel, mais en comparaison, le mari semblait profondément ébranlé. Lorsque celui-ci l’enlaça, Meya fut pris au dépourvu. Il le serra avec une force et des émotions qu’il n’avait encore jamais senties chez autrui. Il ne savait pas comment réagir correctement dans ce cas; il se contenta de le serrer en retour.
Alors que Janna essuyait les larmes sur son visage, Meya regardait discrètement par-dessus l’épaule du chat éploré la stèle avec un sentiment mêlé d’incompréhension et de déni :
Savia, renarde grise de Saan, fille de Sofia
Mariée à Lorès de Varr, fils de Lori
5 mars 1598 - 21 février 1618.