Les loups de la Rivière Blanche

Le lendemain matin, le temps était beaucoup plus clément. Les forts vents avaient cessé et la neige qui tombait toujours était douce et légère. Janna fut la première debout. Elle avait réussi à dormir quelque peu, impossible de dire combien de temps, mais certainement pas plus d’une heure, se disait-elle. Elle fit la rencontre de Camélia, la compagne de William, qui était en train de dégager l’entrée dehors. Celle-ci retourna à l’intérieur quand Janna fut levée pour prendre une pause. Comme ils décidèrent de rester une partie de l’avant-midi sur place, Janna, Sara et Nesevi aidèrent à libérer l’entrée de toute la neige qui s’était accumulée ainsi que la cour et le chemin qui menait jusqu’à la remise. Meya était la seule personne pressée de partir, mais de toute la matinée, on ne l’entendit pas.

Lorsqu’ils eurent terminé, ils accrochèrent Camélia, qui retira son manteau et alla faire sécher ses pattes près du feu, et Janna lui dit, visiblement gênée :

« Milles excuses, qu’est-il arrivé à votre fourrure? »

À de multiples points sur son corps, ses jambes et ses bras, sa peau était à découvert, et sa queue était dans un sale état.

« Elle tombe, répondit Camélia. Ne vous faites pas de souci… c’est ma condition depuis quelques années, avec le temps, on s’y fait.

— Ça doit être si triste, dit Janna. Je suis désolée pour vous.

— Ça ne m’empêche pas de vivre, continua Camélia. J’étais défaite au début mais je n’ai pas eu le choix de m’accepter telle quelle. Il n’y a rien que je puisse faire. Je fais quelques efforts pour ne pas avoir l’air… complètement négligée, pour dire ainsi. Même en me répétant que l’apparence n’est pas le plus important, le regard et le jugement des autres pèsent lourd sur le moral. Surtout quand on travaille avec le public comme je le fais. Je n’essaie pas de le cacher, mais en même temps, les jours de chaleur d’été, le soleil me brule la peau, alors j’essaie de rester tout le temps couverte. Et pour ma queue… il n’y a plus rien à faire.

« Mais bon! Comme on dit, le poil ne fait pas l’écureuil. Ou quelque chose du genre; vous avez compris. »

Ils se réunirent une dernière fois à table avant de se préparer à quitter, y compris Meya, qui resta silencieux devant sa bouillie d’avoine et son quignon de pain.

« C’est difficile d’avoir de la nourriture en hiver, où nous sommes, dit William. On dépend beaucoup de Timokisar et d’Eldemakiel (une communauté située quelques kilomètres plus au sud) pour nous ravitailler. Mais les routes sont impraticables en ces temps…

— Avez-vous des nouvelles de l’ancienne patronne? demanda Janna. Désolée, je ne me rappelle plus son nom, mais je me souviens de mon dernier voyage que c’était une renarde fort sympathique.

— Oui, madame Merril… elle est repartie dans le Varr l’été dernier. Elle n’a pas donné trop de détail sur son départ; juste qu’elle ne reviendrait pas. On a repris l’endroit avec Camélia par un concours de circonstance. On vient du Lars, et c’est lors d’un séjour à Timokisar qu’on a décidé de ne pas faire de voyage de retour. L’agriculture c’est éreintant, et des soucis de santé nous empêchaient de continuer. C’est un peu le métier par défaut, dans le coin. Je préfère être à mon compte ici, mais j’ai plus de respect, maintenant, pour les gens pauvres qui travaillent dur pour qu’on puisse manger.

« Pour ce qui est de Merril, il me semble l’avoir souvent entendue parler de sa famille qui vient du Varr. Mon hypothèse est qu’elle y est retournée prendre soin de ses parents, et c’est une mission louable. Elle était très patiente et attentionnée envers ses invités. J’ai cru comprendre qu’elle fut infirmière dans une ancienne vie. Une charmante renarde… j’espère qu’elle se porte bien. »

Camélia, qui était assise en bout de table, désigna de la tête le luth de Janna. « C’est vous qui en jouez? dit-elle.

— Oui! hum… » Janna parut confuse. « Ma famille a une longue tradition dans la chanson et le spectacle. Nombre de mes parents furent bardes ou musiciens ambulants un peu partout en Veria, et même jusqu’à Asiya.

— Je vous ai écoutée hier soir, je vous entendais depuis ma chambre. Vous devriez venir faire un tour pendant les célébrations du solstice d’été. Plusieurs gens de votre profession viennent dans la région ici pour offrir des spectacles enchanteurs. Vous y trouverez certainement votre compte. »

Janna hocha la tête. « Oui, j’y ai assisté, dit-elle. Je commence, toutefois… je n’ai pas eu la chance de grandir avec la musique, à l’instar de mes frères et mes cousins, malheureusement. Je ne leur arrive pas à la cheville. Mais je travaille dans un atelier à Letso Saan où j’apprends à construire les instruments et à les entretenir. C’est mieux que rien.

— Asiya! Et d’où viennent ces histoires? s’exclama William. C’est bien ce que ce sont; des histoires?

— Hé bien, c’est ce qu’on raconte, dit Janna, mais c’est un peu présomptueux de dire que c’est vrai. Personne n’est allé vérifier. Notre famille est aussi très versée dans la généalogie. » Elle paraissait hésitante à continuer. « Mes ancêtres ont fondé Timokisar puis se sont éparpillés sur l’ile. Les loups sont partout… c’est facile, pour nous, de migrer. Mais le village est demeuré, en quelque sorte, notre quartier général. Depuis les premiers camps établis à la Rivière Blanche, mon clan a tenu les registres des naissances et des unions jusqu’à aujourd’hui. Très peu de gens ont fait pareil en Veria… la plupart n’en ont rien à faire. Et nous aussi, d’ailleurs. C’est un devoir, que de perpétuer cette tradition, plus qu’une curiosité pour le passé. Notre pays a si peu de récits sur notre histoire, et qui peut prétendre lire l’avenir? Rien ne nous dit que nous serons encore là dans cent ans. J’ai retrouvé des textes de l’histoire mon clan datant de plusieurs siècles jusque dans les bibliothèques de Letso Saan, c’est pour vous dire. Lorsqu’un jour le sort nous fera disparaitre, peut-être que quelqu’un tombera sur nos archives et comprendra qui nous fûmes. »

Janna prit une gorgée de son thé puis se frotta vigoureusement les yeux et la tête. Son épuisement était de plus en plus palpable.

« Vous avez l’air vraiment crevée, dit Sara. Plus qu’il est normal au bout d’un long voyage.

— Je le suis, soupira Janna. Je… fais de l’insomnie. Il est des nuits où je ne dors pas du tout. Que voulez-vous… on a tous nos petits problèmes. » Elle eut un rictus nerveux.

« Vous semblez une jeune louve bien aisée et au fait des choses de la région, en tout cas, dit William. Contrairement à ce qu’on attend des voyageurs qui viennent de la grande ville. Je vais être honnête, je ne connais pas encore tout à fait cette partie de Saan et de la Rivière Blanche, mais j’ai souvent entendu parler de cette importante famille du coin en écoutant les conversations qui ont lieu ici-même dans cette grande salle. Finalement je ne suis pas tombé loin, en vous demandant si vous étiez de la noblesse, ha! »

Il sourit, mais sa raillerie mit toute la compagnie mal à l’aise.

« Cette famille dont vous avez entendu parler est surement la mienne, dit Janna. Mais nous ne sommes ni riches ni nobles. Nous avons seulement un attachement pour les traditions, ce qui, je vous l’accorde, n’est pas chose courante en Veria. C’est la raison pourquoi nous continuons d’écrire et de chanter l’histoire. Il y a aussi plusieurs gens qui se réclament de notre famille alors qu’ils le sont uniquement par alliance, ou bien ils le furent il y a trois générations et ils en sont aujourd’hui beaucoup trop éloignés. Notre famille actuelle descend de l’ainé de chaque génération du clan de Timokisar. Ce sont eux qui sont responsables de la tenue des écrits. Ma mère étant l’ainée d’une famille de sept enfants, c’est à elle que revient l’honneur, et il sera transmis à mon frère lorsqu’elle n’en aura plus la force, puis au premier enfant de mon frère. Mais ça n’est qu’un dévouement à l’intérieur de ma famille; ça ne vient pas avec un titre honorifique ou une reconnaissance du conseil du village. Les gens de la région nous connaissent à cause de nos efforts pour que le village passe à l’histoire, sans plus.

— Mais vos efforts ne seront pas vains, répondit Sara. Si vous êtes le seul clan à écrire l’histoire ainsi, les générations futures vous accorderont plus de pouvoir que vous n’en avez réellement. À entendre comment les gens vous perçoivent, c’est déjà le cas. Il y a peut-être des leçons à tirer de tout ça. Combien de gens ont fait ou ont inventé des choses formidables mais dont personne ne se souvient, tout simplement parce qu’on ne s’est pas occupé de l’écrire? L’histoire de notre peuple est si mal documentée.

— Je ne pense pas que mon clan aspire à obtenir quelconque pouvoir… comme je l’ai dit, je n’ai pas grandi avec eux. Mais je ne puis parler pour mes parents et mes grands-parents. Moi, en tout cas, je préfèrerais en rester loin.

— C’est plus sage, en effet, soupira Sara, baissant les yeux sur son bol.

— Et vous! dit Camélia, faisant un signe de la tête à Meya. On ne vous a pas beaucoup entendu aujourd’hui. Si vous n’aimez pas le déjeuner, vous pouvez vous servir ce qu’il reste de la soupe d’hier. »

Meya, qui avait été jusque-là silencieux et inexpressif, esquissa un léger sourire.