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Le trésor de Betsy

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Nicodam Laure

C’était la fin mai, et Julia avait fait quelques efforts ces dernières semaines pour se laver elle-même et ses vêtements. Toutefois, de vêtements, elle ne possédait plus que ce qu’elle portait sur le dos tous les jours, et elle se mit à envier secrètement les Asiyens qui pouvaient aller à moitié habillés sans être gênés que ce fût par le froid ou par leur propre pudeur. Ses cheveux, eux, n’avaient plus du tout aucun sens.

Elle apprenait toujours à manier les armes, toutefois, Betsy et Arabesque étaient allés au bout de ce qu’ils pouvaient lui enseigner. Même si elle continuait de travailler sur sa force physique et son agilité, elle ne saurait jamais ce qu’elle valait en situation réelle avant que cette situation n’eût lieu. Elle s’entrainait encore à l’épée avec Arabesque, mais ils avaient changé pour des épées en bois afin de leur permettre de se battre sans retenir leurs coups. Elle avait enfilé une armure pour la première fois : un haubert à anneaux de taille adulte, qui couvrait les bras et une partie des cuisses. On lui avait assuré que, bien enfilé, son poids était modeste et parfaitement supportable; mais ce ne fut pas son expérience. Bien qu’il l’empêchât d’être totalement recouverte de bleus après une semaine, il pesait à la longue très lourd sur son maigre corps, et les autres comprirent à quel point elle partait de loin. Mais Julia s’obstina à vouloir repousser ses limites, au point où Racoune commença à s’inquiéter pour sa santé.

Elle rendit plusieurs fois visite à la chapelle désertée de Pirret au cours des semaines qui suivirent. Adrienne ne se fit plus voir nulle part, de même qu’une bonne partie des livres et des papelards qu’elle avait emportés avec elle. Il lui arriva une fois ou deux de croiser quelqu’un, et le panier d’offrandes était un peu plus chargé à chaque visite, et ce même s’il n’y avait plus personne pour les collecter. Elle s’était prise d’affection pour l’endroit et se réjouissait chaque visite qu’il fût toujours debout, se disant que peut-être les quelques personnes qui faisaient vivre la foi à Pirret pouvaient redonner espoir aux autres qui n’en avaient plus.

Durant ses visites, elle restait à l’extérieur, debout devant les grandes portes, à regarder les gens du bazar. Si certains la prirent pour une clocharde à première vue, elle n’alla jamais aborder personne pas plus qu’elle ne quémanda. Sa résilience avait de quoi d’indicible, de paranormal; personne ne saisissait vraiment ce qui lui donnait la force de rester plantée là, tous les jours, beau temps, mauvais temps. Elle souhaitait que sa présence invite les quelques gens enclins à entrer à franchir le seuil. Il ne manquait plus grand-chose pour qu’elle se décide à réciter tous les Contes à la foule à la manière d’une crieuse publique.

Car Julia connaissait bien tous les textes de tête, pour se les être répétés inlassablement tous les jours depuis des années. Et tandis qu’elle faisait la vigile sur le parvis, il lui arrivait de rêvasser et de se voir elle-même, dans cette même chapelle, faire cet exercice devant un public. C’était ce qu’elle avait vu sa mère faire presque aussi longtemps qu’elle pouvait se souvenir et c’était ce que tout le monde s’était attendu à ce qu’elle fît, avant qu’elle ne décidât de quitter définitivement son village deux mois plus tôt. Une partie d’elle y aspirait toujours et sentait que c’était son devoir. Elle se demandait, à présent, si cette chapelle abandonnée ne s’était pas posée sur son chemin comme un signe pour elle que c’était bien à la transmission du Culte qu’elle devait dévouer sa vie, et non à sa quête encore incertaine mais à coup sûr dangereuse.

Un soir, après qu’elle s’assit contre les portes pour reposer ses jambes, elle s’assoupit sans s’en apercevoir. Elle resta ainsi jusqu’à tard, après le coucher du soleil, et finit par être réveillée par quelqu’un qui vint lui adresser la parole.

« Excusez-moi, madame? »

Julia redressa la tête en sursaut. Après un moment à essayer de se rappeler où elle était, elle se trouva idiote de s’être endormie de la sorte.

Elle vit un jeune garçon, vêtu d’un manteau délabré avec un capuchon qu’il tenait par-dessus la tête. Elle reconnut l’adolescent qu’elle avait rencontré lors de son arrivée en ville; et celui-ci, à son regard, sembla la reconnaitre à son tour. Il avait l’air misérable et affaibli, il était maigre comme un clou et il avait un œil au beurre noir.

« Je suis désolé, madame, je ne voulais pas vous faire peur », dit-il timidement.

Julia regarda le bazar vide avant de se redresser.

« Ce n’est rien, dit-elle. Je n’aurais jamais dû dormir ici. Quelle disgrâce. C’est moi qui devrais être désolée.

— C’est que ça fait des jours que je vous vois tenir le fort et garder les grandes portes, dit le garçon. Personne n’a jamais fait ça depuis la mort du gardien. Allez-vous reprendre l’endroit?

— Non, dit nerveusement Julia. Quoique ça me travaille, j’ai d’autres préoccupations en ce moment. »

Le garçon sembla quelque peu déçu. « J’espère que quelqu’un se présentera, dit-il, avant que le conseil ne s’en empare. Il y en a qui ont parlé de la détruire ou de la reconvertir en manoir. Vous imaginez la chapelle dans les mains d’un bourgeois?

— Je ne pense pas avoir déjà vu ça, répondit Julia, confuse. Ce serait un affront impardonnable.

— Un affront, vous dites? demanda le garçon. Pouvez-vous imaginer pire crime? Je me suis décidé : au prochain recrutement, je vais entrer à l’école militaire, je vais apprendre l’art du combat, et lorsque je reviendrai, je réunirai tous les fidèles de la région et je reprendrai cette chapelle. Je rétablirai son influence, je vengerai le précédent gardien, et pour… » Il s’arrêta subitement de parler et prit de grandes respirations. Il sembla contenir un discours qu’il s’était juste apprêté à déballer.

« Tu sais, hésita Julia, la plupart des gardiens apprennent les armes sur leur temps libre et finissent par ne jamais s’en servir.

— Je sais ça. C’était le cas de mon père. Il serait toujours vivant, s’il avait bien su se battre. Je… je me rends compte que je ne connais pas votre nom. Je connaissais les noms de tous les gens qui fréquentaient la chapelle, avant. Je m’appelle Nicodam. Nicodam Barraux Laure, madame. C’est… c’est mon père qui était le gardien, avant cette histoire. Mon père et mon grand frère, son élève.

— Et je suis Julia du Tailleur, dit-elle. Ravie de te connaitre. Je suis… conteuse, du moins, dans mon pays. » Elle hésita un moment avant de terminer sa phrase, incertaine quant à la bonne façon de se présenter à ce moment. « Je suis désolée pour ton père…

— Ne le soyez pas, l’interrompit le garçon. Je n’ai pas besoin de gens désolés. C’est de la justice dont j’ai besoin. C’est pour ça que je garde la foi. Le prince Adamant rétablira la justice tôt ou tard. Il fera payer cher tous ceux qui le méritent. »

Julia, davantage préoccupée par l’état du garçon que par quoi que ce fût d’autre, l’interrompit brusquement :

« Rassure-moi, tu as un endroit où dormir? »

Nicodam sembla pris de court :

« Oui, oui, dit-il, j’habite… » Il sembla douter une seconde, puis il pointa vers l’est. « J’habite avec ma mère par là-bas. À ce propos… vous partez? Vous pourriez me raccompagner? C’est que… je me suis déjà fait attraper par la milice pour avoir trainé dehors la nuit. Ils ont dit que la prochaine fois ils me referaient la tête. »

Julia hocha la tête et l’invita à passer devant. « Et que fais-tu dehors si tard?

— La même chose que vous, répondit Nicodam. Je dormais. »

Cette réponse agaça Julia, mais elle n’en fit rien. Elle suivit Nicodam qui marchait lentement, beaucoup trop à son gout.

« Avez-vous retrouvé la personne que vous êtes venue chercher? demanda-t-il. Vous savez, une magicienne.

— Pas encore, malheureusement, souffla Julia. Je pensais que tu craignais les magiciens. Pourquoi me demandes-tu cela?

— Pour rien! dit nerveusement Nicodam. Je me disais que… ça doit être pratique d’avoir des magiciens comme amis. Les gens vous laissent tranquilles justement parce qu’ils ont peur. » Sa voix s’atténua jusqu’à en devenir un murmure, puis il se tut comme s’il avait regretté de ne fût-ce qu’avoir parlé.

« Tu as des problèmes? demanda Julia, soudain beaucoup plus inquiète. Qu’est-ce qui t’est arrivé? »

Le garçon couvrit son œil au beurre noir et tourna timidement la tête.

« Je me suis fait prendre à fureter, dit-il.

— Tu mens très mal. Ça se voit à un mille. Je peux peut-être t’aider.

— Non, non, ce n’est pas la peine, bégaya Nicodam. Je vais m’en sortir. J’ai trouvé un travail, et tout. »

Nicodam semblait épuisé et désorienté, et hésitait à chaque coin de rue quant à savoir où il devait aller. Celles-ci étaient étroites et éclairées uniquement par la froide lumière de la lune, et il n’y avait presque aucun bruit dehors, hormis du vent qui sillonnait la nuit chaude et humide. Julia ne pouvait plus dire où elle se trouvait; pour elle toutes les rues se ressemblaient, au point qu’elle avait maintenant l’impression de tourner en rond.

Sans que ce fût volontaire, elle baissa la voix pour demander :

« Tu n’as pas de famille autre que ta mère? Je veux dire… des Laure, j’en connais deux ou trois d’importance, et avec des moyens.

— Chut! » fit Nicodam, quelque peu paniqué. Il répondit en murmurant. « Je n’ai pas de lien proche avec qui-vous-savez, ni qui que ce soit autour d’elle. C’est une longue histoire de généalogie et tout. Je l’ai sue à une époque, mais je l’ai oubliée. Et vous devriez aussi. » Il s’arrêta de marcher et se prit la tête dans les mains. « Misère, je n’aurais pas dû vous parler, grogna-t-il tout bas. Pardonnez-moi, pardonnez-moi. »

Arrivé à un croisement, il sembla de nouveau hésiter une seconde sur la route à suivre avant de prendre à droite. Après qu’ils eurent marché quelques pas seulement, Julia se sentit soudainement et plus que jamais épiée; un coup de vent lui caressa le dos et la fit frissonner, une porte grinçant non loin attira son attention, et Nicodam, visiblement tout aussi alerté, s’immobilisa et haleta de stupeur. Il regarda ensuite tout autour de lui, l’air terrifié.

Il murmura : « Partez, partez », dans un soufflement aigu.

Julia se retourna pour n’y rien voir d’autre que le chemin qu’elle avait déjà parcouru. Sa main se posa sur la poignée de son épée et ses yeux firent des bonds sur tous les recoins et toutes les fenêtres, mais rien ne ressortait de l’obscurité. Nicodam n’avait pas bougé mais semblait en panique; ses lèvres bougèrent, comme s’il voulait parler, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il lui fit finalement signe des deux mains de s’enfuir.

Elle tourna les talons et rebroussa chemin, d’abord nerveusement puis à pas de course. Tout juste lorsqu’elle retraversa le croisement, elle reçut un violent coup sur le genou, percutant un objet dressé contre elle, et elle s’affala par terre. Soudainement, elle sentit que sa jambe n’avait plus aucune force.

Sans perdre une seule seconde, elle se remit debout sur son autre jambe et vit apparaitre devant elle un homme embusqué, au coin du mur, tenant une petite lance; et en même temps qu’elle se rendit compte de sa présence, il était en train de l’échanger de main en la faisant tournoyer. Voyant la pointe foncer à toute vitesse vers sa tête, elle bondit de l’autre côté par réflexe, de façon si abrupte et maladroite qu’elle manqua de justesse renverser de nouveau. Elle fut alors rattrapée par quelqu’un derrière elle qui la saisit fermement, qui lui serra le poignet dans le dos et qui plaqua une main contre sa bouche.

Ses efforts pour se débattre cessèrent lorsqu’elle sentit la pointe de la javeline lui piquer le ventre à travers ses vêtements. Elle entendit l’homme derrière elle lui dire à l’oreille : « Si vous faites le moindre son, vous finirez en brochette, le garçon et vous. Maintenant, vous allez nous donner votre arme, et vous allez nous suivre sans faire d’histoire. »

Julia hocha la tête avec réticence. Elle fut ensuite tirée contre le mur à l’angle des rues jusque sous une ouverture en voute et entra à l’intérieur de l’immeuble. L’homme derrière elle lui serra le poignet pour la retenir et la pousser vers l’avant, tandis que l’autre marchait devant avec sa javeline et son épée qu’il lui avait dérobée. Au son des pas qu’elle entendait, elle devina qu’il y avait d’autres gens qui suivaient derrière. Elle ne vit pas leurs visages, mais l’inconnu de dos ne portait aucun symbole distinctif reconnaissable.

« Qui êtes-vous? » demanda-t-elle d’une voix tremblante. Mais on ne lui répondit pas, sinon en lui tordant douloureusement le bras dans le dos. Ils arrivèrent dans une pièce éclairée par quelques bougies et remplie de chaises, de meubles et de bibelots divers, qui ressemblait à première vue à l’atelier d’un artisan du bois. Là où elle fut guidée, au coin de la pièce, il y avait une trappe au sol, ouverte, assez large pour faire passer de très gros objets, qui descendait un niveau plus bas.

L’homme derrière lâcha prise de sa main et, sans l’avertir, la poussa dans le trou. Elle crocheta son pied dans les barreaux de l’échelle en poussant un cri de surprise. Elle leva en panique ses deux bras pour tenter de s’agripper aux rebords de l’ouverture, mais faute d’avoir été assez rapide pour se sauver, elle atterrit sur le sol pierreux, huit pieds plus bas, en s’écrasant sur tout le côté droit.

Elle se releva très péniblement en maintenant son bras en souffrance. Deux hommes descendirent l’échelle après elle : le premier tenant son épée et sa javeline, et le second, levant une lanterne bien haut pour éclairer son visage.

« Vous voyez qui je suis? » demanda-t-il sèchement.

Julia secoua nerveusement la tête tandis qu’elle fouilla aussi vite qu’elle le put dans sa mémoire, essayant de remonter jusqu’à sa plus tendre enfance les souvenirs de tous les hommes qu’elle avait rencontrés. Aucun nom ne lui vint spontanément à l’esprit, bien qu’elle fût certaine, sur le moment, d’avoir déjà parlé à cette personne. Si c’était dû à la panique, ou si c’était un faux souvenir, elle ne put le dire sur le moment.

Elle entendit alors la voix de Nicodam en haut :

« J’ai fait ce que vous m’avez demandé, pourquoi vous ne me laissez pas partir?

— Descends! » cracha un troisième homme en haut. Quelques secondes après, Nicodam était en train de descendre timidement à l’échelle. Les hommes se firent un signe de la main, puis la trappe fut refermée.

« Qu’est-ce que c’est que ces histoires? » demanda Julia. Sa terreur était palpable, mais à son meilleur pour tenter d’avoir l’air en contrôle, elle feignit un air agacé. Le ravisseur répondit avec colère.

« Je m’appelle Colin. Lui, c’est Wellan Ashenled. On s’est déjà vus. On a fait tous les villages de ce pays pourri pour demander s’ils ont pas vu passer Julia, une espèce de cultiste arrogante qui se promène avec une épée et un raton laveur; et on a fini par la trouver. Vous nous replacez vraiment pas? La dernière fois qu’on s’est parlé, vous aviez un air fendant, et vous m’avez dit en pleine face que vous assisteriez à ma pendaison. Et je n’oublierai certainement pas la description que j’ai entendue de vous. Une femme fourbe, ratoureuse, menteuse et insolente, mais qui a un charme irrésistible et le visage d’une reine, à la fois beau et glacial. Quand on la voit, on a pitié d’elle et on veut lui donner tout ce qu’elle demande, même si on sait qu’elle ment. Une femme en or, que m’a dit mon frère. C’est la dernière chose qu’il m’a dite avant de mourir. Et c’est vous qui l’avez tué! »

Julia percuta enfin, et le souvenir limpide lui revint d’avoir rencontré cet homme à deux reprises au tout début de son voyage, à Kusama.

« On n’a pas été payé pour notre transport. C’est lui qui avait notre lettre de change, signée, ratifiée, et tout, et quand on l’a retrouvée, elle était découpée en deux et recouverte de sang, illisible, complètement inutilisable! Avec notre client qui s’est sauvé à Girtlad, impossible d’en avoir une autre à temps. J’avais besoin de cet argent pour faire libérer mes deux enfants. Il me fallait cinquante Écus avant le mois de mai. Maintenant, c’est trop tard. À cause de vous! Espèce de GARCE!

— Je n’ai fait que me défendre! s’empressa-t-elle de dire. Votre frère l’a cherché! C’était lui ou moi! »

En criant, il leva le poing. Julia bondit sur le côté pour l’esquiver, mais dans l’obscurité, elle heurta le rebord d’un meuble.

« Il a voulu profiter de moi parce que j’étais à la rue! » ajouta-t-elle. Mais l’homme ne lâcha pas l’affaire et n’était pas disposé à l’écouter ou à la laisser parler. Elle se braqua pour le bloquer alors qu’il se rua sur elle, mais elle sentit qu’elle n’avait plus de force dans son bras droit; il la délogea facilement et la plaqua contre le mur de la cave, où elle se heurta la tête avec un grognement sourd.

Nicodam pleura :

« Je suis désolé Julia! Je suis désolé! C’est ma faute! Pardonnez-moi! »

Puis Colin dit à son acolyte :

« Bute le gamin, on n’a plus besoin de lui.

— Quoi! Mais non! protesta Nicodam.

— Vous êtes tous fous à lier, c’est pas vrai, grogna Julia, ahurie. Non! Attendez! »

Mais l’homme derrière n’attendit pas un seul instant. Pendant qu’elle parla, Nicodam se retrouva acculé au pied du mur, hurlant et les suppliant de le libérer, et leur promettant de faire ce qu’ils voulaient. Wellan porta un violent coup d’estoc avec l’épée de Delphine et la lui enfonça dans le ventre presque jusqu’à la garde, le traversant de part en part.

Julia devint blême et plus que jamais tremblante alors que le garçon poussa son dernier soupir devant elle. Elle s’appuya contre le mur, étourdie, manquant crouler sur le sol. Elle vit la pointe de la lame, à présent complètement rouge, ressortir par l’autre côté, et au son répugnant de l’acier glissant à travers la chair, elle passa à deux doigts de céder à un haut-le-cœur.

Immédiatement lorsque la lame fut retirée et que le corps sans vie s’effondra par terre, la garde de l’épée brilla d’un éclat vivace qui aveugla tout le monde. La flame des lanternes sembla s’échapper et voler à l’intérieur du pommeau, comme un éclair qui venait frapper sur l’arme. La pièce fut plongée dans l’obscurité la plus totale. On entendit alors le choc de l’acier sur la pierre comme l’épée fut jetée par terre.

Wellan jura en poussant un cri de rage et de douleur, comme s’il venait de se blesser en échappant son arme.

Julia sentit son cœur en panique et craignit sur le moment qu’il la lâche, comme pour tous ses sens. Elle entendait les deux hommes s’énerver juste à côté d’elle, mais son esprit n’arrivait plus à comprendre ce qu’ils disaient. Il lui fallut de longues secondes pour se rendre compte que, juste à ses pieds, gisait à présent sa propre épée, lumineuse et rougeoyante, et, avec une force qui lui parut surhumaine, elle se pencha pour la ramasser. Elle sentit alors comme une chaleur réconfortante naitre dans sa poitrine. Son bras ankylosé sembla regagner en vigueur et sa douleur à l’épaule s’apaiser. Elle parvint à raffermir sa poigne sans trembler.

« Sorcière! » cria Wellan.

La lumière brilla plus fort à mesure qu’elle leva son épée devant elle, et elle parvint à distinguer la forme sombre de Wellan qui tendait une javeline pointée vers elle. Elle bondit sur le côté en haletant de stupeur et évita de justesse de se faire transpercer. En fuyant, elle s’empêtra sur le pauvre Nicodam et trébucha vers l’avant, se heurtant la tête sur le mur assez durement pour la blesser, mais pas assez pour l’assommer.

Elle fit rapidement volteface et balança son épée devant elle tout à fait aveuglément, par réflexe. Elle vit Wellan qui fonçait toujours sur elle avec sa javeline; mais avec son mouvement, elle heurta la hampe avec sa lame, faisant obliquer la pointe qui percuta le mur à sa droite, à quelques pouces seulement de son cou. Elle éleva alors fermement son épée devant elle, et, dans son maigre élan, Wellan alla s’empaler dessus, et la lame lui transperça le ventre.

Julia grimaça avec un cri de stupeur et repoussa son assaillant avec dégout. Mais son corps s’exécuta plus vite que n’allait sa pensée, et, avec un mouvement hasardeux mais vif, elle enfonça de nouveau son épée de la même façon, avant de le repousser une autre fois.

Wellan fit tomber sa javeline et tituba une courte seconde avant de s’affaler par terre.

La jeune femme en profita pour s’en retourner de l’autre côté de la pièce. Elle sentit de nouveau son cœur remonter en voyant ce qu’elle avait fait, parfaitement terrorisée et dégoutée d’elle-même. Elle haletait de panique et ses jambes tremblaient. Ses mains et son manteau avaient été aspergés. L’odeur du fer, l’idée même de savoir ce qu’elle avait fait, et à présent devant le fait accompli; tout son esprit était en désordre, et elle sentit qu’elle avait perdu pied avec la réalité. Elle se sentait spectatrice de tout ce qui se passait. Serrant son épée de toutes ses forces, elle remercia Dieu d’être encore en vie.

« C’est quoi ces conneries? pesta Colin, tout aussi surpris et confus, qu’enragé. Qu’est-ce que vous avez foutu?

— Vous me demandez ça, à moi? cria Julia. Espèce d’imbécile! Nicodam! Qu’est-ce que vous lui avez fait? »

Se rappelant soudainement ses cours, elle se mit en position offensive et fit un pas un avant, l’air beaucoup plus sure d’elle. Elle tenait son épée fermement et droit, épée qui était désormais seule source de lumière dans la pièce. Elle ne comprenait pas comment, mais son esprit était concentré sur sa survie beaucoup plus que sur ce phénomène.

« Vous êtes bien douée pour frimer, grogna Colin, mais ce n’est pas ça qui vous sauvera.

— Non! C’est ma foi qui me sauvera! » Alors qu’elle dit ces mots, son épée sembla briller plus fort et son corps fut envahi d’une chaleur revigorante. Elle sentit son courage s’élever plus haut que jamais, comme une vague d’un raz-de-marée sur laquelle elle se laissa porter. En face, Colin souriait, riait presque, car il ne prenait au sérieux ni sa bravoure ni son apparent pouvoir, et il dit d’un ton moqueur :

« C’est vraiment le sort de ces saletés d’animaux qui vous met en rogne à ce point? C’est pour ça que vous en avez après nous? Hé bien sachez qu’à l’heure qu’il est, ils sont en train d’extraire du charbon de l’autre côté des monts blancs. » Tandis qu’il parlait, il bouscula la dépouille du garçon avec un coup de pied. Le regard de Julia se posa une seconde sur lui, et à ce moment, sa colère et son esprit vengeur prirent le dessus sur elle.

« L’ironie du sort! reprit-il. C’est probablement là que sont partis mes enfants, grâce à vous. J’espère que vous êtes satisfaite.

— Non! cria Julia. Non, je ne suis pas satisfaite! Et je ne le serai pas tant que les mécréants comme vous respireront encore. Je verrai vos complices et vous pendus à un arbre ou au gibet!

— Pour ça, vous devrez sortir d’ici vivante, dit Colin. Mais vous ne sortirez pas. Ils sont trois à monter la garde en haut, et s’ils vous mettent la main dessus, je vous garantis qu’ils ont d’autres plans en tête que de juste vous tuer.

— Toujours les mêmes menaces, cracha Julia. Les mêmes que votre frère m’a faites avant de mourir. Pas de corde pour vous, dans ce cas, mais mon épée! Tant mieux pour vos enfants : vous n’avez plus personne à qui vous manquerez! »

Colin s’empara de la javeline gisant par terre et la balança contre Julia. Il se révéla beaucoup plus habile et plus agressif que son compagnon, enchainant les mouvements avec une force soutenue; mais Julia, elle, montra une vigueur nouvelle, induite par sa colère, mais aussi par la perspective de finir empalée au moindre faux pas. Elle réussit à déjouer les frappes et les estocades assez longtemps pour se rendre compte de sa prouesse et se surprendre elle-même; mais elle ne réussit à le toucher qu’une fois, avec un coup obliqué sur son flanc gauche, coup qui fut amorti par la cotte de mailles dissimulée sous son surcot.

Le bandit multiplia les coups d’estoc et finit par planter la pique dans l’un des pans de son grand manteau, et, voulant s’en défaire, Julia bondit brusquement vers l’arrière et se retrouva dos au mur, déchirant son manteau au passage. L’allonge que la perche donnait à Colin la désarma de facto, car elle couvrait un cercle de presque deux mètres autour de lui, l’empêchant de s’approcher. Après un instant de trêve, il fit un pas en avant en tenant la javeline par-dessus son épaule et la lança sur Julia. Elle ferma les yeux en poussant un cri de terreur, puis elle mit un coup d’épée en l’air, totalement par réflexe, pour tenter d’atteindre le projectile et l’empêcher de se planter dans son corps.

Un éclat lumineux, accompagné du son de l’impact de l’acier, prit de court les deux opposants. Plus que de simples étincelles, le choc provoqua une décharge d’énergie foudroyante de laquelle jaillit un éclair bref et aveuglant qui fracassa la javeline, de la hampe jusqu’au fer, en plusieurs morceaux qui s’envolèrent de part et d’autre de la pièce. Son épée, à présent plus lumineuse que jamais, semblait avoir traversé le fer de lance comme une hache fendant le bois.

Abasourdie de se savoir toujours en vie, après avoir vu sa vie tout entière défiler devant ses yeux, elle resta un moment immobile. Pendant ce temps, Colin, infatigable et dans une rage incontrôlée, fonça de nouveau sur la jeune femme, la faisant sortir de son état de semi-torpeur :

« Vous allez crever?! »

Elle leva les yeux juste à temps pour voir le coup qu’il lui asséna avec ce qu’il restait de la hampe, mais elle n’eut aucunement le temps d’esquiver. Il la frappa à la tête, un premier coup pour la désarçonner, et un second, sur le crâne, qui l’assomma durement.

Aucune riposte ne vint de Julia cette fois-ci. Elle s’écroula mollement sur le sol, et son épée lumineuse qui lui glissa des mains ne devint plus qu’une énorme tache floue dans sa vision qui s’estompa dans un épais brouillard.

(La suite sera disponible bientôt.)

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