Julia et Racoune reprirent la route vers l’ouest puis bifurquèrent vers le nord là où les champs croisaient un minuscule hameau. Juste à ce moment ils franchirent le pont enjambant le fleuve qui, à leur soulagement, tenait encore solidement debout.
Ils arrivèrent en fin d’après-midi près de la falaise délimitant ce que les locaux appelaient l’ancien pays : elle était tout à fait verticale et s’étendait d’ouest en est jusqu’à perte de vue, et personne ne pouvait survivre à une chute, car autour de la citadelle, elle atteignait plus de cent cinquante mètres de haut. Julia en avait longuement entendu parler mais ne l’avait jamais vue de ses propres yeux, et elle descendit de selle un moment pour observer l’horizon. Si la guerre et des évènements tragiques avaient grandement façonné cette région en des âges oubliés, il représentait pour le Culte un endroit presque sacré, car c’était l’une des quelques traces laissées par l’apparition du Prince Adamant dans l’ancien pays. À ce jour, elle divisait les terres de Kusama en deux.
« Je ne m’approcherais pas tant du bord », cria Racoune, apercevant Julia marcher lentement vers le précipice.
Le vertige s’empara de la jeune femme alors qu’elle put entrevoir les terres et les hameaux en contrebas, et, les genoux tremblants, elle se laissa mollement tomber par terre. Racoune resta sur le chemin pour s’occuper des chevaux, puisque ceux-ci refusèrent de s’approcher du bord.
Le ciel était malheureusement couvert et sombre, donc Julia se lassa rapidement de la vue et rejoignit son compagnon, se promettant d’y revenir un jour.
« Dis-moi, toi qui as énormément voyagé, demanda-t-elle; les Asiyens ont-ils tant mauvaise presse au pays?
— Il faut vraiment être aveugle, ou avoir vécu en isolement, pour ne pas voir à quel point les humains nous détestent et nous méprisent », dit-il.
Le cœur de Julia se resserra. « Je n’aurais jamais cru ça possible, dit-elle. Je ne comprends pas.
— Le Culte est assez impopulaire également, continua Racoune. Ailleurs à Asiya, les contes ne sont pas enseignés, ils sont même méconnus; et les dresseurs poussent comme des mauvaises herbes. Le commerce d’esclaves n’est pas le seul problème. Il n’y a presque aucun Asiyen en liberté, à Pirret ou à Alandrève, que ce soit en campagne ou en ville. J’ai entendu dire qu’il y avait un temple d’Adamant à Lumasarel, et au pays de Zen on vénèrerait plutôt la princesse Tèserelle de façon marginale. Notre région ici est très particulière. Et pour Girtlad… n’en parlons pas.
« Julia… j’ai vu des choses lors de mes voyages. Des choses que j’ai été incapable de rapporter à frère Thomas. » Racoune parlait la mine basse. « J’admire les gens comme vous, à qui la foi a apporté un désir pour plus de justice, mais la foi ne règlera rien dans ce cas-ci. Si c’est le combat que tu as décidé de mener, j’irai au front avec toi. Ce problème me concerne personnellement. »
Ils se remirent en route et la citadelle apparut devant eux. C’était une petite ville fortifiée construite au plus haut des terres, sur le bord de la falaise et entourée de champs. Le fleuve séparant les royaumes d’Asiya et de Vérendales coulait juste à l’est au fond d’un gouffre infranchissable, autrement que par le pont-levis situé du côté de la citadelle. Celle-ci servait donc de porte d’entrée pour le commerce, et avait par le passé résisté à maintes invasions.
Le fleuve se divisait en deux plus loin au sud, et un bras partait à l’ouest puis au nord jusqu’à la falaise, limitant sévèrement les points d’entrée à Asiya. Il est dit que le gouffre séparant les deux royaumes fut creusé par le prince Adamant en même temps que la falaise; toutefois, le bras partant à l’ouest avait été creusé par les humains pour protéger la citadelle, et c’est un pont enjambant celui-ci qui avait brulé quelques jours plus tôt, forçant les voyageurs à prendre une autre route.
Le paysage de la région était également dominé par les Monts blancs. Situés à l’est du fleuve, ils servaient de mur protégeant l’ancien pays des peuples de Girtlad; et bien qu’une route eût été aménagée entre Girtlad et la citadelle, ils servaient de frontière naturelle entre les deux royaumes et la franchir demeurait une épopée tumultueuse.
Les habitations se multipliaient à mesure qu’ils approchaient des murs de la citadelle. Ils laissèrent leurs chevaux à l’écurie située à l’entrée du village construit à l’extérieur des remparts et se faufilèrent ensuite à travers la foule en suivant la route pavée.
« Regarde-les, dit Racoune en désignant les gardes qui surveillaient la grande porte : ils ne nous laisseront pas entrer, je le sens. Les grabuges des derniers mois les ont rendus plus craintifs des Fourrures. Il ne faut pas trainer. Ils ferment les portes la nuit tombée. »
Ils se rendirent à la porte et furent arrêtés par les deux gardes. « Vous, là! dit l’un d’eux. N’allez pas plus loin. Qu’avez-vous à faire à la citadelle?
— Je ne pense pas que nos affaires vous regardent, répondit sèchement Julia.
— Mauvaise réponse, dit le garde. Si vous n’habitez pas la citadelle, vous n’entrerez pas. Nous avons suffisamment de roturiers et de clochards à l’intérieur des murs, et le jour s’achève. Repassez demain si le marché vous intéresse. »
Julia releva son capuchon et ramena sa coiffure négligée derrière sa tête. « Nous représentons le sanctuaire d’Adamant de la Roselière. Votre gardien attend notre visite pour aujourd’hui. Vous devriez nous laisser passer. »
Le deuxième soldat s’approcha : « L’animal porte le blason de la Roselière sur son manteau, dit-il. S’ils viennent voir le gardien, on ne devrait pas les faire attendre.
— Vous arrivez tard alors que vous venez du village d’à côté, et vous n’êtes pas armés, dit le premier garde. Pour quelle raison une conteuse voyagerait-elle avec un raton laveur? »
Julia fronça les sourcils. « Il vient avec moi au nom de la Roselière, et il est aussi libre que moi d’aller et venir. Pour notre retard, vous saurez que l’un des ponts menant à la citadelle s’est effondré, nous obligeant à faire un détour. »
Ils les laissèrent finalement entrer, mais leur réticence était palpable. « Veillez à vous rendre au temple et pas ailleurs, dirent-ils. Interdiction de flâner, sous peine de vous faire jeter dehors. »
Racoune jeta un œil plusieurs fois derrière lui pour voir que l’un des gardes le regardait aller, et surtout, qu’ils n’empêchèrent personne d’autre de pénétrer dans la ville après eux. Il ne dit rien du reste du trajet : la malhonnêteté, même envers des gens qu’il ne reverrait jamais, même dans une situation où elle pourrait le sortir du pétrin, le rendait affreusement mal à l’aise. Il était incapable de mentir et d’inventer sur le tas, et encore moins de le faire en regardant ses interlocuteurs directement dans les yeux de façon convaincante comme le faisait si bien Julia.
« Où as-tu appris à mentir comme ça? demanda-t-il à mi-voix.
— Ma compagne était une experte en la matière », dit Julia en souriant d’une oreille à l’autre. En repensant à Marie, toutefois, son visage se ternit rapidement, et le souvenir d’elle devint soudainement douloureux.
Lorsqu’elle marcha dans les rues de la citadelle, Julia fut frappée par la mémoire de sa très jeune enfance. La ville fortifiée n’avait rien perdu de ses attributs de splendeur et de sa vivacité malgré les temps durs. Le temple d’Adamant, dont elle conservait trop peu de souvenirs, se dressait sur une grand-place vers le centre de la ville. Sa mère l’y avait très souvent amenée pour prier, mais elle n’avait aucun souvenir d’avoir été accompagnée de son père ou de ses frères et sœurs.
Il y avait une dizaine de personnes à l’intérieur du temple, la plupart de la haute société à en juger par leurs vêtements et leur coiffure, ainsi que quelques autres beaucoup plus pauvrement accoutrés et à l’allure négligée. Un petit groupe priait devant l’autel, et Julia s’agenouilla à leurs côtés.
Les yeux de Racoune se posèrent absolument partout. C’était la première fois qu’il mettait les pieds dans cet endroit (et même, devrait-on dire, dans un sanctuaire autre que la chapelle de la Roselière), et il semblait si grandiose, si sacré et si important pour les humains, qu’il se sentait presque indigne d’y mettre les pattes. Il marchait très doucement, s’assurant de faire le moins de bruit possible. Le simple son de ses pattes se posant sur la céramique ainsi que celui de sa propre respiration semblaient provoquer à ses oreilles un vacarme assourdissant, alors que pourtant, sa présence passa totalement inaperçue. Il était visiblement intimidé.
Il ne savait aucunement où se mettre pour ne pas avoir l’air perdu, alors il resta un moment debout au milieu de la salle. Il regarda les gens alentour puis il vit quelqu’un, venant du fond de la pièce, s’avancer vers lui et lui faire un signe de s’approcher. Racoune comprit à ses habits qu’il était le gardien, et il le salua comme il se doit; et celui-ci ne cacha pas son enthousiasme. « Les Asiyens sont les bienvenus dans notre sanctuaire, dit-il, surtout ceux qui en colportent la parole. Vous avez tout mon respect, et nous avons les moyens de vous fournir un abri. Quelle est la raison de votre visite?
— Je suis venu avec ma partenaire, répondit Racoune en pointant vers l’autel. Elle pourra tout vous expliquer, elle voulait vous rencontrer. C’est la fille de la conteuse Jeanne du Tailleur. »
La surprise s’empara du vieillard lorsqu’il entendit ce nom, et son regard se tourna sur la jeune femme qui était en train de prier. Il les invita à le suivre et ils quittèrent la salle commune pour discuter dans un bureau privé. Racoune était on ne peut plus mal à l’aise tandis que Julia débordait d’assurance; il se retint de prononcer un mot de peur de bafouer ou de manquer de respect. On peut dire qu’il surestimait l’importance de l’homme auquel il faisait face.
« Je ne passerai pas par quatre chemins, frère Mathias, dit Julia. Je sais que des membres de votre temple combattent activement pour libérer les Asiyens retenus en esclave à Kusama et à Pirret, et je souhaite faire ma part pour aider la cause.
— Vous êtes directe, en effet, répondit le gardien. J’espère que cette information n’est pas arrivée à vous par hasard. Je préfèrerais que les gens ne nous associent pas directement aux grabuges. »
Julia haussa les sourcils. « Êtes-vous impliqués dans les histoires de ponts et des récoltes incendiées? demanda-t-elle.
— Mon Dieu, non! s’empressa de répondre Mathias. Notre implication se résume à collecter des informations sur les propriétaires d’esclaves et les dresseurs de passage, et à les transmettre aux rebelles. Ils sont un petit groupe à opérer dans l’est du pays. Si ça ne se passe pas toujours sans violence, il ne faut pas se le cacher… ils n’essayent pas de nuire aux innocents. Mais il y a toutes sortes de gens qui sont révoltés de la situation actuelle, et pour certains d’entre eux, nuire à la population est leur seul moyen de se faire entendre, et c’est triste.
— C’est ma mère qui m’a donné cette information, dit Julia d’un ton ferme. Elle disait que son plus grand regret était de ne pas avoir pu faire plus pour changer les choses. Elle était cantonnée à son rôle de conteuse au village. »
Mathias croisa les bras. « Dites-moi, sœur Julia; savez-vous pourquoi vos parents se sont séparés quand vous étiez enfant?
— Parce que mon père a renoncé à la foi? » Julia fut confuse : sa mère lui avait maintes fois parlé de la famille de son père, très peu de son père en lui-même et de la relation que les deux avaient eue; et le gardien semblait avoir des informations qui lui manquaient.
« C’est tout ce qu’elle vous a dit? demanda Mathias. Sire Basile Vendemont n’est pas connu pour son dévouement envers Dieu, il est vrai. Ses frères et ses enfants plus âgés ont combattu à Vérendales, et inutile de dire que je ne les ai jamais vus dans notre temple. Lorsqu’elle vivait encore à la citadelle, votre mère venait très souvent ici, et elle m’a expliqué les raisons qui l’ont poussée à partir. Pendant ces années troubles avec les seigneurs de Girtlad, il a usé de sa position pour faire transiter des esclaves asiyens par la frontière. Apparemment qu’il recevait une coquette somme à chaque livraison. Jeanne ne pouvait plus rester avec lui en sachant tout cela.
— Quelle horreur, frissonna Julia. Je l’ignorais complètement. »
Mathias hocha lentement la tête, l’air compatissant. « Je ne sais pas exactement pourquoi elle ne vous a pas raconté cela. Peut-être pour ne pas vous influencer, pour vous aider à tourner la page sur votre famille. Mais comme notre combat contre l’esclavage a l’air de vous tenir à cœur, je crois qu’il est important que vous le sachiez. »
Julia ne sut quoi répondre. Racoune sortit de son silence et parla nerveusement. « Quand je suis arrivé au village, madame Du Tailleur a pris soin de moi à la chapelle, et Julia est devenue comme ma sœur. J’ai été arraché à ma vraie famille il y a longtemps de cela, j’ai vu ma mère être abattue par des chasseurs et mon père a disparu dans la nature bien des années auparavant. Mes frères et sœurs, aujourd’hui, j’ignore totalement ce qu’ils sont devenus. Les chasseurs m’ont épargné parce que j’étais trop vieux. J’avais neuf ans… vous pouvez imaginer ça? »
Il marqua une pause et se rendit compte qu’il avait monté le ton un peu trop à son gout. « Mon histoire est inintéressante, continua-t-il. Elle est la même que des milliers d’autres Fourrures. »
Il leur fit dos, embarrassé. La gorge de Julia se resserra.
« Si vous voulez en savoir plus sur votre père, reprit Mathias, j’ai peut-être quelqu’un que vous devriez rencontrer. Dites-moi : est-ce la seule raison de votre visite à l’improviste? Frère Thomas l’Aubier n’a-t-il pas besoin de vous à la Roselière?
— Je n’ai pas envie de passer ma vie dans une chapelle à réciter des contes aux enfants, dit Julia. Je suis convaincue que j’ai un rôle plus grand à jouer, et si ce que vous dites sur mon père est vrai, ça me réconforte dans mon projet. La vie en campagne est si simple, on y est totalement ignorant des enjeux qui se déroulent dans le monde.
« J’ai eu… quelques différends, disons, avec plusieurs personnes du village, dont des gens de la chapelle et de votre temple. Je cherche une façon de tourner la page. »