Le nom de Vendemont avait une certaine reconnaissance dans le sud et l’est d’Asiya. La famille, jadis très proche de la royauté, avait joué un grand rôle dans la transmission du Culte d’Adamant dans ces contrées où les Fourrures vivaient plus librement, par opposition aux régions du centre et des côtes où la pratique de la foi avait presque complètement disparu des us et coutumes. Les derniers à porter le nom s’étaient de plus en plus éloignés et du pouvoir et du Culte, et ne cherchaient aujourd’hui plus à s’approcher ni de l’un ni de l’autre. Elle avait vendu la majorité de ses terres il y a quelques décennies, et les derniers descendants des Vendemont en date devinrent pour la plupart militaires.
Basile Barnabé Vendemont était un chevalier, comme son père avant lui, et tout comme son fils ainé, qui avait hérité de son nom et sa noblesse. Les enfants Vendemont avaient tous grandi avec une cuillère en argent dans la bouche. Toutefois, un bruit courait au pays d’une mésentente qui avait éclaté au sein de la famille, en raison du penchant de l’actuel chef de clan pour la guerre, et qui avait mené sa femme, Jeanne du Tailleur, à partir de son côté. Elle avait quitté avec sa dernière enfant il y a une quinzaine d’années et s’était établie dans un petit village de Kusama, où elle était devenue conteuse. Jusqu’à son décès, à l’âge de cinquante-huit ans, sa fille Julia avait marché sur ses pas.
La jeune femme se trouvait à présent à une étape où elle remettait en question son éducation religieuse et son mode de vie. Sa mère ne lui avait rien légué; elles avaient vécu toutes ces années sans maison et sans possession, sous le toit de la chapelle de la Roselière.
Elle était assise sur ses genoux devant l’autel, éclairée par quelques chandelles et le clair de lune. Les nuits d’avril étaient glaciales, ainsi elle ruminait en grelotant emmitouflée sous son manteau. Elle tourna vivement la tête lorsqu’elle entendit des bruits de pas s’approcher : il s’agissait de Thomas l’Aubier, le gardien de la chapelle, qu’elle avait appris à respecter avec le temps, mais à qui elle essayait à présent de faire face.
« Je pense abandonner le nom de Vendemont, dit-elle. Mais j’hésite à aller sous le nom de Julia du Tailleur, le nom de ma mère, ou recommencer à zéro et devenir quelqu’un d’autre.
— Sœur Julia, ça n’est pas une décision qui se prend à la légère, dit Thomas avec un sourire dans la voix. Les Vendemont sont une grande famille et leur nom pourrait certainement vous amener loin.
— Peut-être, répondit Julia; mais il y a si longtemps que je ne les ai pas vus. J’ai peur que d’utiliser leur nom amène les gens à me voir comme une usurpatrice. »
Julia se remit lentement debout en s’emparant de son bougeoir qui était posé au pied de l’autel.
« Vous allez me manquer, le village et vous », dit-elle. Elle levait la tête vers le gardien pour le regarder dans les yeux. « J’ai déjà préparé mes affaires. Racoune nous a déniché des montures. Il passera me prendre aux aurores.
— Avez-vous eu le temps de finir vos adieux? »
Elle se tourna vers le village et lâcha un très long soupir.
« Il n’est plus personne au village qui soit digne de mes adieux après vous et Racoune, dit-elle. Tous les gens que j’aimais l’ont quitté, de gré ou de force. »
Elle s’arrêta de parler net, ne souhaitant pas s’engager davantage dans ce sujet de discussion. Thomas était tout à fait ignorant de ses motivations à partir et de ses objectifs; mais il s’était fait une idée.
« Timothée est un brave Asiyen, dit-il. (Racoune est le surnom que les enfants du village donnaient à Timothée; et Julia se comptait parmi eux.) Il a toute ma confiance pour vous mener à bon port. J’espère que vous reviendrez, un jour, tous les deux. »
Julia s’abstint de répondre, mais la façon dont le gardien croyait qu’elle ne faisait qu’accompagner son ami dans ses aventures, au lieu de suivre sa propre route comme elle l’avait projeté, l’agaçait au plus haut point. C’est l’une des choses qui la poussaient à vouloir s’éloigner de lui : Thomas l’Aubier avait commencé à occuper de plus en plus de place dans sa vie depuis le décès de sa mère, et Julia s’inquiétait à présent qu’il pût un jour lui dire à quel point il se considérait comme son père; une perspective qui la répugnait profondément.
« J’ai promis que je ne transmettrai pas le Culte, dit-elle, tant et aussi longtemps que Kusama sera sourde à mes appels à la justice. Si je ne suis pas assez bonne pour Kusama, alors celle-ci ne mérite pas ma voix. » Elle botta la terre et cracha tout bas : « Mon Dieu, maudissez le seigneur Warrant. » 1
Elle fit dos à Thomas, se tournant vers les portes de la chapelle. « Si vous devez à nouveau entendre parler de moi, je serai devenue une justicière ou une païenne, selon la bouche de qui vous l’entendez. Mais ne vous en faites pas, je continuerai de prier tous les jours. Pour que nos peuples soient sauvés de la guerre.
— La rancœur n’est pas une chose noble, dit Thomas. Ne la laissez pas vous mener plus loin encore de votre devoir envers le Culte.
— Vos actions ont amené tout le village à se monter contre moi, dit sèchement Julia, et vous vous êtes servi du Culte comme couverture. Vous avez eu tort de le faire, et je m’évertuerai à vous le prouver. Les Hommes ne font pas que suivre un dessein. Ils doivent être tenus responsables de leurs exactions, et… vous également, mon frère.
— Le Culte s’est toujours battu contre la domestication et l’abus des Fourrures, moi y compris », dit Thomas en haussant la voix.
Julia fronça les sourcils. « Ce n’est pas de ça dont je parle », dit-elle. Elle tourna la tête. « J’ai assez discuté avec vous. Je pars me coucher. »
Elle franchit le portail et traversa la salle commune en direction des quartiers. Thomas était derrière et suivait lentement. Sa voix fit écho dans grande pièce sombre :
« Vous devrez un jour admettre que votre amie d’enfance était une menace pour notre communauté », dit-il.
Julia s’immobilisa et resta silencieuse un court instant, avant de dire, reprenant son chemin : « Bonne nuit, mon frère, et à une prochaine fois. »