La désertion de Sara

Lorsqu’elle reprit ses esprits, Sara mit un long moment à comprendre où elle était. Étendue sur le dos, elle observa le plafond et les murs. Elle se forçait pour ouvrir les yeux, car ils se refermaient tout seuls; son corps n’avait envie que de se rendormir. Ses bras tremblèrent lorsqu’elle se redressa lentement. Elle semblait vidée de son énergie, avait la tête qui tourne, et était confuse quant à savoir dans quel état elle s’était mise.

Elle vit sa main gauche et son poignet recouverts d’un bandage. Soudainement prise de panique, elle se redressa brusquement sur le lit et se souvint être venue au village pour rencontrer son ancien maitre de magie; toutefois, elle était seule dans la maisonnette, et elle ne se rappelait plus rien de ce qui s’était passé.

Après seulement quelques secondes en position assise, elle sentit sa tête sur le point d’exploser et sa vision s’obscurcit subitement. Elle s’effondra sur le côté et régurgita le peu qu’elle pouvait par terre.

Elle essuya sa gueule et sa fourrure recouvertes de sa propre bile puis rampa misérablement jusqu’à l’unique porte, sur laquelle elle réussit à s’appuyer pour se tenir debout. Elle observa la pièce en entier : elle était dans un désordre généralisé, mais le feu dans l’âtre était toujours allumé et elle avait bien été déshabillée et mise au lit par quelqu’un, bien qu’elle n’en eût pas le souvenir.

Elle serra d’une poigne faiblarde l’amulette toujours suspendue à son cou. Sa fonction lui revint de façon innée, elle ne put s’expliquer comment; elle ne se rappelait pas non plus dans quelles circonstances elle l’avait obtenu. « Maitre Farrel, êtes-vous avec moi? appela-t-elle d’une voix tremblante. Ou ai-je parcouru tout ce chemin pour repartir toute seule? »

Ses appels restèrent sans réponse; elle n’entendait rien d’autre qu’un tintement perpétuel dans ses oreilles. Elle ouvrit lentement la porte et le froid polaire lui mordit la peau. Elle ne reconnut ni le paysage de Timokisar, ni la route, ni la rivière qui courait juste en face. Elle était complètement perdue. Elle voulut refermer la porte devant elle, préférant rester à l’intérieur, à l’abri et au chaud, car elle tenait déjà à peine sur ses jambes; mais la maisonnette, bien que petite, mignonne et chaleureuse, lui inspira soudain une crainte effroyable qu’elle se sentait de fuir.

Toutefois, lorsqu’elle s’engagea dans le petit escalier juste devant l’entrée, elle manqua la première mache et dévala toutes les autres pour finir par s’écraser face contre terre.

C’est à ce moment que quelqu’un se précipita vers elle et l’aida à se ressaisir. « Votre Altesse, vous êtes blessée? » dit-elle. Elle la fit mettre debout et la ramena à l’intérieur. La lionne reconnut la voix et le visage de Frida, qui faisait partie de la garde rapprochée du palais de Lumarest. C’était une lapine, elle était plutôt petite et avait un regard bienveillant, et elle s’était occupée de Sara quand elle était enfant. La vue de son uniforme royal la décontenança : elle avait souhaité ne pas y avoir affaire de sitôt.

« Qu’est-ce que vous faites? » demanda Sara, confuse. Elle fut rassise sur le lit.

« Nous vous cherchions partout, répondit Frida. On vous a retrouvée affalée par terre dans cette maison. Un villageois nous a dit qu’on vous retrouverait ici. Votre mère se fait un sang d’encre pour vous. Vous avez vraiment sale mine, je ne sais pas combien de temps vous avez dormi, mais ce breuvage que vous avez pris n’a pas dû vous faire de bien. Le propriétaire de cette maison semble avoir disparu. Personne ne l’a vu depuis des semaines, alors on vous a soignée directement ici.

— Mais de quoi est-ce que vous…

— Et cette vilaine entaille que vous vous êtes faite! reprit Frida en soulevant sa main bandée. Vous avez perdu quand même beaucoup de sang, c’est un miracle que vous vous en soyez sortie. Vous avez toujours eu une forte constitution. C’est admirable pour une jeune lionne comme vous.

— Je dois absolument partir, s’empressa de dire Sara.

— Hors de question! s’objecta Frida. Vous resterez ici le temps de vous remettre de ce qui vous est arrivé. Je vous raccompagnerai à Lumarest quand vous serez rétablie. »

Sara se releva péniblement. « Personne ne me raccompagnera nulle part, dit-elle, surtout pas à Lumarest. J’ai des choses à faire de mon côté, et je dois les faire seule.

— Seule? Mais vous êtes la fille unique de Kera l’Intendante, dit Frida, confuse. Votre mère nous a envoyés vous chercher, nous vous ramènerons avec nous. Vous avez un devoir envers elle et envers la cité. Vous ne pouvez pas décider du jour au lendemain de tout laisser tomber.

— Je n’ai que faire de ma mère et de sa succession, cracha Sara. Ma vie est ailleurs. »

Frida dégaina lentement son épée qu’elle portait à la ceinture. « Princesse Sara, qu’est-ce que ça signifie? demanda-t-elle, désemparée.

— Je vous avais demandé de ne surtout pas me suivre, dit Sara. Vous ne me laissez pas le choix. »

La lapine souleva son arme et amena la pointe de sa lame contre son propre cou. « Que m’arrive-t-il? dit-elle, prise de panique. Mais vous… vous… »

Frida était sans mot et à présent terrifiée par la lionne. Cette dernière tremblait sur ses pattes, et on voyait à ses yeux qu’elle était réticente.

« Promettez-vous de me laisser partir, et de ne pas me suivre?

— Soyez raisonnable, Altesse, bégaya Frida. Vous tenez à peine sur vos pattes. Vous ne pouvez pas reprendre la route dans cet état; vous avez besoin d’aide! Que vais-je dire à mes compagnons de voyage ainsi qu’à votre mère! »

Frida était en larmes. Sara fouilla au pied du lit dans le havresac laissé par la garde. Après l’avoir délesté des objets lourds et encombrants pour ne garder que ses quelques rations de voyage, elle le mit à l’épaule, bien déterminée à repartir avec.

« Je me fiche de ce que vous leur direz, démerdez-vous », dit Sara la voix tremblante, de toute évidence peu convaincue d’elle-même. Elle fixa longuement la lapine qui semblait luter pour ne pas s’égorger avec sa propre épée.

« Je m’en voudrais de vous faire du mal, continua-t-elle, mais vous devez comprendre. Laissez-moi partir seule et discrètement, ou on vous retrouvera après ce qui ressemblera à votre suicide. Jurez-vous que vous couvrirez ma fuite et que vous n’ébruiterez pas m’avoir retrouvée ici? Jurez-vous à la fille de Kera l’Intendante?

— Oui… oui, je le jure », dit Frida. Il était impossible de dire, toutefois, si cette promesse était sincère, ou si elle disait ça uniquement parce qu’elle y était contrainte. La lapine était toute tremblante et en pleurs, et on ne peut plus confuse; elle ignorait tout jusque-là des dons de Sara, et sous la pression du moment, cette possibilité ne lui traversa pas l’esprit.

« Où sont vos compagnons? demanda Sara.

— Comme on vous avait retrouvée, ils ont repris la route vers Lumarest il y a quelques heures, souffla Frida. Je devais rester pour vous remettre en état. S’il vous plait, ne leur faites pas de mal!

— Ça dépendra uniquement d’eux… surtout ne bougez pas d’ici. Vous sortirez au coucher du soleil. À ce moment, vous faites ce que vous voulez, mais si vous ou qui que ce soit d’autre insistez pour me ramener à Lumarest, vous devrez me battre. Je vous tuerai si je le dois, et croyez-moi, je n’en ai pas envie. Je vous aime et vous ai toujours respectée. Je ne me pardonnerais jamais… »

Sara tourna le dos pour aller vers la porte. Frida put lentement baisser son épée, mais aussitôt qu’elle reprit contrôle de ses membres, elle jeta son arme par terre en la maudissant avec un air dégouté et terrorisé. Tout son corps tremblait, en état de choc.

« Adieu! » lança Sara, alors qu’elle s’éclipsa.

Elle prit la route vers le sud et quitta le village en suivant la rivière. Elle marcha lentement et en chancelant jusqu’à la lisière de la forêt puis, lorsque le village fut hors de vue, elle se mit à courir. Elle courut pendant plus d’une heure, les pattes enfoncées dans un pied de neige, et elle ne croisa plus personne, pas même des traces de pas ou d’autres animaux. Elle regarda derrière elle sans arrêt, persuadée d’être suivie de près. Au bout d’un moment, elle s’effondra sur le sol au milieu du chemin. Le temps était calme et ensoleillé; elle comprit à ce moment, en regardant tout autour, qu’elle était en train de laisser dans la neige un parcours fléché qui mènerait à elle quiconque le suivait.

« C’est fait pour moi. Il n’y a plus de retour en arrière possible. Nous serons à nouveau réunis un jour, maitre, et j’abattrai quiconque se mettra entre vous et moi; j’en fais le serment. Personne ne succèdera à Kera l’Intendante. »

Elle quitta la route et bifurqua vers l’est en s’enfonçant à travers les arbres. Elle courut toute la journée comme elle ne l’avait jamais fait. Lorsqu’au bout de quelques heures elle rejoignit la route qui descendait vers le Lars, elle tomba sur les traces de pas de deux autres personnes qui avaient très récemment voyagé du nord au sud. Rassemblant tout son courage et son énergie, elle se lança à leur poursuite.

Elle devait les empêcher de rentrer à Lumarest.

Fin du chapitre 4.