Meya resta à l’écart une partie de la soirée, alors que Sara tenta de faire plus ample connaissance avec le reste de la compagnie. « Je me demandais bien ce que vous faisiez sur la route dans cette tempête, dit-elle. Une musicienne, un soldat et un… hé bien, un qui ne porte pas ses propres bagages, et qui ne parle pas. On se fait vite une opinion sur les gens au premier coup d’œil. C’est une drôle de coïncidence que nos chemins se soient croisés en ce jour considérant le temps et nos dons en commun. Ça me gêne de le demander, mais comme nous allons tous à la Rivière Blanche, j’aimerais repartir avec vous, si vous êtes d’accord pour que je vous accompagne. »
Comme prévu, personne d’autre ne se présenta au relai. Seul le mauvais temps était au rendez-vous; toute la soirée, ils entendirent le vent souffler et siffler à travers les fenêtres. Nesevi sortit dehors à un moment, et on ne le revit qu’une heure plus tard, totalement recouvert de neige.
Alors que Nesevi était à l’extérieur, Meya et Janna se virent seule à seul dans le vestibule.
« J’ai cherché toute la journée comment m’excuser pour mes mots d’hier soir, dit-elle tout bas. Tu as raison sur toute la ligne… comme d’habitude. Je devrais faire plus d’effort pour comprendre ce que tu vis.
— Tu n’es pas obligée d’essayer de comprendre, murmura Meya. Je ne m’attends pas à ça de vous, au contraire, je préfèrerais que vous ne vous inquiétiez pas avec tout ça. Nesevi a arrêté de s’en préoccuper.
— Nesevi ne s’en est jamais soucié! Tu as oublié qui s’occupait de toi à l’école? Je ne l’ai jamais vu s’inquiéter pour toi, à l’époque où je dormais devant la porte de ta chambre, de peur que tu ailles te jeter du haut des toits… il n’a fait aucun effort pour te tirer de cette prison qu’est l’école de magie. Ne vois-tu pas qu’il fait attention à toi… uniquement pour trouver grâce à tes beaux yeux? » Janna se tut subitement, et prit de grandes respirations. « Je ne devrais pas dire ça, continua-t-elle. Évidemment, tu fais ce que tu veux… tu fais ce qui te rend heureux. Nesevi est meilleur que moi pour te rendre heureux. J’espère que tu me pardonneras, même si je ne suis pas sure de le mériter. »
Après que tout le monde fut allé se coucher, Meya s’assit par terre devant la cheminée, et il resta à fixer le feu pendant de longues heures. À mesure que le temps avançait, il se glissait lentement vers l’avant, se rapprochant toujours plus du foyer dont il trouvait la chaleur rassurante. Il ne se leva qu’une seule fois pour l’alimenter. Il lui semblait voir des silhouettes dans les flames et entendre des voix dans les crépitements du bois qui brulait.
Comme la veille, il voulut à plusieurs reprises rapprocher sa main. Il était de plus en plus tolérant à la douleur, même si c’était une sensation relativement nouvelle pour lui, et il supportait la chaleur beaucoup plus que ses confrères; mais, sans magie pour le protéger ou contrôler le feu, il savait qu’il jouait un jeu dangereux.
« Qu’est-ce que tu fabriques? »
Nesevi s’approcha lentement, mais Meya ne réagit pas. Il s’agenouilla à côté, agrippa son bras et le ramena vers lui. Le renard gris tourna la tête vers son compagnon; son visage était chargé d’émotions, de chagrin et de frustration. Il empoigna ensuite brusquement son collier de ses deux mains, puis il serra et tira comme un forcené, avec assez de vigueur pour se briser la nuque. Il savait depuis longtemps qu’il n’arriverait jamais à s’en défaire de cette façon, mais il s’accrochait par désespoir.
« Du calme, dit Nesevi, agrippant fermement ses mains; du calme, mon ami. Tu vas te faire mal. »
Meya dormit d’un sommeil très agité. Il se réveilla au milieu de la nuit, en sursaut et haletant, paniqué. Il revoyait souvent, en songe, ses deux grandes sœurs prisonnières des incendies qui avaient détruit leur maison. Il vivait chaque jour avec le sentiment de culpabilité d’avoir tué Naja et ruiné la vie de Savia, alors que, dans les deux cas, il était convaincu que ça n’avait jamais été son intention. Si la mort de Naja remontait à son plus jeune âge, l’incendie survenu deux ans plus tôt, lui, ne pouvait être expliqué par l’innocence ou son manque de jugement.
Nesevi descendit de son lit et alla se coller contre Meya. Janna était couchée de l’autre côté; elle ne bougea pas, mais elle comprenait ce qui se passait à l’oreille. Meya semblait terrorisé par quelque chose. Malgré toutes les nuits qu’ils avaient passées ensemble, c’était la première fois que le renard gris semblait aussi vulnérable. Janna avait compris et accepté que les démons n’avaient cessé de hanter son ami. « Même avec tout ce qui lui arrive, il trouve encore le courage de fermer les yeux la nuit. Contrairement à moi… »
Le renard roux serrait son compagnon, qui semblait au bord des larmes, en lui chuchotant des mots doux. Janna était morte de jalousie.