Le renoncement

Quelques jours passèrent pendant lesquels Melvest n’apparut plus jamais dans le petit village. Meya ne socialisa guère pendant son séjour. Notamment, à un moment, Lorès tint à lui parler en seul à seul; toutefois, leur rencontre le laissa confus et frustré, et il eut l’impression de parler à un mur.

« Pouvez-vous seulement parler? » demanda-t-il à un moment. Meya le regarda avec un air nouveau : c’était la première fois de sa vie qu’on lui posait cette question; en général, ses interlocuteurs perdaient tous patience avant de s’intéresser à ce point.

Il secoua la tête.

« Vous êtes quelqu’un de très curieux, continua Lorès. Vous et vos amis êtes de bien bonne compagnie. J’espère que nos routes se croiseront de nouveau, car j’aimerais beaucoup en connaitre plus sur vous et votre cheminement. Ça me fait bizarre de le dire, mais… je vous vois un peu comme de ma famille, pour ce qu’il en reste. »

Ces journées dans son village natal n’aidèrent pas Janna à trouver le sommeil. Au contraire : le voyage lui avait apporté un stress dont elle se serait bien passée, et même si elle était à présent soulagée de voir sa famille toujours en bonne santé, elle craignait plus que jamais de leur faire du mal.

« Tu as vraiment mauvaise mine, lui dit Joris, c’est pas beau à voir. Tu ne vas quand même pas reprendre la route dans cet état? Tu pourrais au moins brosser ta crinière, tu aurais l’air moins miséreuse.

— Je n’ai jamais accordé d’importance à mon apparence physique, même quand j’arrivais à dormir normalement, dit Janna. Et j’aimerais que tu arrêtes d’y faire allusion. J’ai des soucis plus préoccupants en ce moment que mes poils ébouriffés. »

Le sarcasme de Joris n’était pas pour plaire à Janna; une situation qui revenait beaucoup trop souvent à son gout.

« Je rigolais, continua Joris; excuse-moi.

— Tu ne fais que rigoler sur mes malheurs! s’énerva Janna. C’est difficile de s’attacher aux gens, quand on est séparé d’eux pendant dix ans, tu sais. Ne te demande pas pourquoi je préfère ma vie à Letso Saan. Je ne me suis jamais sentie chez moi, ici; même si vous me ressemblez tous, que nous avons le même sang, j’ai toujours eu l’impression d’être une étrangère. J’essaie même d’apprendre la musique et le chant…

— Je ne vois pas bien ce que tu veux que j’y fasse, répondit Joris en haussant les épaules.

— Tu n’as rien à faire… ferme-la, tout simplement. Vous n’avez jamais ressenti une once d’empathie pour moi. Je n’ai pas besoin qu’on me rappelle de boire une tisane pour m’aider à dormir. Tu te doutes bien que si c’était si simple, je ne serais pas dans cet état. »

Joris décida de rentrer à ce moment, mais il dit, juste avant de passer la porte : « Tu t’es mise de côté toute seule en renonçant à ton héritage, alors que c’est pourtant toi l’ainée du clan. Tout le monde t’a accueillie à bras ouverts quand tu es revenue de l’école. Je suis sincèrement désolé que tu ne t’y sentes pas chez toi. Tu auras toujours une place au village… alors repasse nous voir quand tu seras prête à l’assumer. »

Meya s’invita dans la maisonnette à ce moment. Joris avait une piètre opinion du renard gris, c’est pourquoi il ne comprenait pas pourquoi, en sa présence, Janna devenait soudainement plus douce et gentille. Il les laissa en jetant à sa cousine un regard inquiet, mais celle-ci lui avait tourné le dos.

Le renard gris s’approcha lentement. Même s’ils étaient seuls dans la maisonnette, il devait se forcer à lever les yeux du feu de foyer qui réussissait toujours à capter son attention.

« Je ne comprends pas pourquoi tu viens me voir, dit Janna. C’est presque l’heure d’aller se coucher. Nesevi doit t’attendre.

— J’ai pensé que ta nuit serait moins longue si tu avais quelqu’un avec qui parler », répondit Meya.

La gorge de Janna se noua. Les pensées se bousculèrent dans sa tête.

« Pourquoi tu fais semblant d’être muet? » demanda-t-elle de but en blanc. Elle marqua une pause et à l’instant où Meya sembla vouloir répliquer, elle continua : « Pourquoi tu as l’air si heureux depuis qu’on est ici, alors que tu devrais être en deuil? Pourquoi… pourquoi est-ce que tu as mis feu à la maison de tes parents? Que tu ne nous dis pas ce qu’il t’est arrivé le jour de ton examen? Pourquoi est-ce que tu ne veux pas me parler de ce qui te hante? Tu nous caches tellement de choses, alors que nous, on veut seulement que tu te sentes mieux. Tu sais que… je suis morte d’inquiétude pour toi. »

Meya se tendit; toutes ces questions le dérangeaient, car il n’avait la réponse à aucune.

« Je me suis dit qu’on pourrait chanter, comme on faisait à l’école », dit-il dans un désir de désamorcer.

Nesevi était à l’extérieur, assis sur les marches au seuil de la maison de Joris, la tête reposée dans ses deux mains. Lorsqu’il se rendit compte que son hôte s’approcha et vint s’assoir à ses côtés, il se redressa vivement.

Les pattes de Nesevi tremblèrent avec nervosité. Voilà quelques jours qu’il avait passés au village et la proximité physique du loup réussissait toujours à l’émoustiller. Il avait passé ces jours à tenter de comprendre ses propres sentiments, et c’était un exercice d’introspection auquel il ne s’était jamais livré par le passé. Malgré son attirance certaine pour son hôte, son cœur ne penchait toujours que pour Meya.

Alors qu’il parla, il leva la tête haute en direction de la maison de Janna, qui était juste en face.

« Je l’aime tellement, dit-il. Je m’en voudrais toute ma vie, si je venais à être séparé de lui définitivement.

— Lui? demanda Joris. Tu parles du renard muet? Il n’a pas l’air pourtant bien du genre ouvert, ou même lisible du tout.

— Je le connais pourtant comme ma poche, et réciproquement. Il n’a jamais été heureux de sa vie. J’ai fait de mon mieux pour pallier ça; mais à présent, il a besoin de voir d’autre monde, d’autres paysages, et, comme tu l’as dit, de s’ouvrir plus aux autres. Je crois que Janna pourra l’aider à ouvrir ses yeux.

« Je dois être fait chevalier très bientôt, et j’ai peur que mes nouvelles responsabilités m’éloignent de plus en plus de lui. Lui qui a été la seule raison pour laquelle j’ai persévéré dans la vie, qui a été mon phare dans la longue nuit que furent ces années de confinement à l’école de magie. C’est tellement ringard, dit comme ça… mais Meya m’a sauvé la vie, probablement sans s’en douter, en étant pour moi un modèle à suivre. » Joris tourna la tête de l’autre côté. Il dut se mordre les joues pour contenir son rire. « J’ai été dépendant de lui toute ma vie, continua Nesevi. J’ai étudié la magie pour rester avec lui, et j’ai arrêté parce qu’il a décidé de quitter l’école. C’est Janna qui l’en a convaincu; je n’aurais jamais pu. Janna, elle, ne dépend de personne d’autre. Elle est la seule à avoir une tête sur les épaules et à savoir ce qu’elle fait. J’ai espoir qu’elle pourra donner à Meya un sens à sa vie, ce que j’ai échoué à faire; je dois encore trouver un sens à la mienne.

— Je croyais qu’il serait fait chevalier lui aussi, dit Joris, puisqu’il me semble qu’il est soldat tout comme toi.

— Mais il est à Letso Saan considéré comme un paria, soupira Nesevi. Je ne pense pas que Seigneur Marani lui fasse cet honneur. »

D’innombrables questions traversèrent l’esprit de Joris lorsqu’il apprit cela et il prit un moment pour digérer toutes ces informations. Lui et Nesevi ne se connaissaient pas très bien, toutefois, le renard roux semblait très prompt à vouloir se rapprocher de lui et à lui faire confiance. Il ne savait rien jusque-là des sentiments qu’il éprouvait pour Meya, et il était loin de se douter que Janna était dans la même situation.

« Un paria? s’étonna le loup. Voilà qui n’est pas pour redorer son image d’antisocial.

— Je me fiche totalement des crimes qu’il a pu commettre, continua Nesevi. Il sera toujours mon meilleur ami. »

Plusieurs rumeurs couraient sur les raisons pourquoi le seigneur-maire de Letso Saan recrutait des chevaliers. Les villages de la région y étaient indifférents, mais cette initiative était de mauvais augure pour les autres grandes cités du pays de Veria qui était en paix depuis plusieurs centaines d’années.

Nesevi avait entendu parler, à travers les branches, d’une expédition qui se préparait et dont il aimerait faire partie. S’il était une chose qui ne l’attirait pas chez Joris, c’était son désintérêt pour l’aventure : le loup semblait plutôt du genre à faire sa vie à cultiver des choux et construire des chaises. Nesevi, lui, se voyait naviguer à travers le monde.

Mais de s’imaginer voyager sans son compagnon de toujours lui fendit le cœur.

Dans la maison d’en face, Meya et Janna passèrent leur insomnie à faire de la musique et chanter.