Meya et Nesevi restèrent un moment seuls avant de rentrer au village. La nuit était bien avancée, les gens étaient pour la plupart rentrés chez eux. Lorsqu’ils arrivèrent chez Joris, ils le trouvèrent en train d’essayer d’allumer un feu. Il avait passé la journée à l’extérieur, et la maisonnette s’était refroidie en son absence.
« Je vous invite à dormir là-haut, dit-il. Vous n’aurez pas besoin de vos couvertures, avec le feu il y fait suffisamment chaud, et il y a de la place pour trois. Mais Janna est partie chez ses parents, donc vous serez deux. Demain on se lève tôt pour terminer le travail.
« Est-ce que j’ai misé juste en disant que vous étiez magiciens? demanda-t-il. Si oui, je suppose que je peux compter sur vous pour garder le foyer allumé. Enfin… je ne sais pas si ça se fait de demander ça à un magicien.
— Pas de souci! répondit Nesevi. Éloigne-toi. »
En quelques secondes, le feu prit dans l’âtre et illumina la maisonnette. Meya l’observa croitre, l’air fasciné, sans cligner des yeux, puis retira son manteau.
« Trop génial, souffla Joris en éteignant les bougies sur le rebord de la cheminée. C’est bien plus efficace que mon briquet. Ça doit être pratique dans la vie de tous les jours. Donc tu es magicien en plus d’être soldat? Comment ça marche?
— C’est exact, répondit Nesevi. Je n’étais pas très doué avec la magie, alors j’ai essayé de trouver autre chose. Nous sommes éduqués de sorte à ne pas utiliser nos dons pour notre confort personnel, mais pour le combat, c’est une très grande force. Je serai adoubé dans quelques semaines.
— Un chevalier? Il me semblait bien avoir entendu dire que le seigneur de Saan recrutait… voilà qui est très curieux pour les gens d’ici. Vous êtes quand même des gens très particuliers; quand je vous ai vus la première fois, j’étais loin de me douter que vous étiez des renards si importants.
« Je suis désolé pour ta sœur, ajouta-t-il à l’attention de Meya. Je sais ce que ça fait, de perdre une personne de qui on est proche… c’est un deuil dont je sors à peine moi-même. Vous pourrez rester ici quelques jours, le temps de rencontrer les gens dont vous avez besoin et de vous reposer du voyage que vous venez de faire.
— Merci beaucoup! C’est vraiment généreux de ta part », dit nerveusement Nesevi. Comme il scrutait le loup du regard, il remuait frénétiquement la queue.
Joris regarda successivement Nesevi et Meya, et semblait pensif. Les yeux dirigés sur le renard gris, il demanda : « Avez-vous rencontré Lorès, en fin de compte? »
Meya tourna la tête de l’autre côté. Nesevi répondit : « Oui! On a discuté un moment avec lui, et on est allés boire un coup. Il a l’air vraiment gentil.
— Oui, c’est aussi ce qu’on m’a dit. » Il prononça cette phrase sans lever le regard de Meya : son silence et son détournement lui donna l’apparence à la fois d’un renard profondément bouleversé, mais aussi désinvolte et impoli, et le loup n’était pas certain de la façon d’interpréter ça.
Ils se couchèrent bientôt alors que la pièce commençait à se réchauffer. Le plafond de la mezzanine était bas et ils devaient s’y tenir à genoux, le sol était recouvert d’un tapis épais et duveteux et une petite fenêtre ronde donnait une vue discrète sur le village endormi. Juste en-dessous se trouvait la petite chambre de Joris, où il profitait du confort d’un vrai lit. Il avait glissé sa porte coulissante close, et très rapidement, on l’entendit qui commençait à ronfler. Les deux renards se couchèrent collés l’un contre l’autre en cuillère.
« Ne vient-il pas de dire que je devrais me rapprocher de Janna plutôt que de lui, et si c’est vrai, pourquoi me cajole-t-il toujours autant comme ça? » Meya était on ne peut plus confus quant aux intentions de son compagnon, à la lumière de son comportement des derniers mois et des confessions qu’il venait de lui livrer; toutefois, il n’en fit pas de cas à ce moment, car la chaleur et la force de son étreinte lui procurèrent un sentiment de réconfort et de sécurité qu’il n’avait jamais retrouvé d’aucune façon auparavant.
Il ne sembla pas au renard gris qu’il s’endormît du tout. Aussitôt assoupi, il se sentit bousculé, pressé de se redresser, et il entendit une voix puissante l’appeler : « Levez-vous! » dit-elle.
Il se libéra brusquement des bras de Nesevi qui le retenaient fermement, et celui-ci ne se réveilla pas. Il crapahuta jusqu’au rebord pour regarder en bas et aperçut Melvest se tenant devant l’âtre. Le feu avait perdu en luminosité, bien qu’il y brulât toujours vivement, et la maison était désormais sombre et froide. À mesure que l’obscurité grandit, le lynx parut s’élever du sol et arriva à la hauteur de Meya. Ce dernier se mit à genoux.
« Drôle de hasard qu’on se retrouve dans ce village, dit Melvest, vous ne trouvez pas? Je suppose que vous êtes venu voir votre sœur. Malheureusement, il était trop tard.
— Comment savez-vous ce qui m’amène? demanda Meya.
— Vous me prenez pour un chat de gouttière? Qu’est-ce qui aurait pu vous convaincre quitter le confort de votre nid à Letso Saan, sinon des nouvelles de la seule personne de votre sang qui tenait encore à vous voir? D’ailleurs, parlant de ça, je vois que toute la situation n’a pas l’air de vous atteindre, de la façon dont vous vous livrez si facilement à l’intimité avec votre ami de toujours alors qu’il y a seulement quelques heures vous appreniez que votre sœur avait sa pierre tombale. »
Meya tourna la tête vers son compagnon endormi. Celui-ci n’avait pas conscience de la conversation qui avait lieu.
« Vous avez rencontré Savia, c’est bien vrai? demanda Meya. Vous avez dit que vous ne pouviez pas la soigner, mais je sais que vous avez menti.
— C’est juste, répondit Melvest en hochant la tête. Quand je suis arrivé au village, son mari m’a demandé si je pouvais la soigner. Quand j’ai compris que c’était votre sœur, j’ai feint de ne rien pouvoir faire. Je me suis dit que son départ vous arrangerait.
— Elle ne méritait pas de mourir… pourquoi avez-vous fait ça? »
Melvest adressa un regard sévère au renard gris et croisa les bras.
« Déjà, vous saurez que je ne sillonne pas les villages à la recherche de malades à sauver, dit-il. Timokisar a des habitants qualifiés qui auraient pu la soigner bien avant que j’aie débarqué. Je suis venu pour une chose bien précise et j’ai été généreux d’accepter de la rencontrer, quoique tout compte fait, j’aurais dû me faire plus discret. Lorsque je l’ai vue, elle était déjà dans un état lamentable. Si je dois regretter une chose, c’est d’avoir semé de faux espoirs dans ce chat.
« Je sais exactement ce que vous pensez, continua-t-il. Ça ne vous fait rien, qu’elle soit partie. Vous avez souhaité que votre mère soit condamnée à terminer ses jours toute seule. Ça y est, c’est fait. Ne faites pas genre d’être chagriné. Vous êtes doué pour sentir la honte lorsqu’on vous met face à tous vos méfaits; mais quand il s’agit de la mort d’une innocente, c’est tout autre chose. Si vous êtes si froid, ce n’est pas parce que vous cachez vos émotions, ou que vous ne savez pas les extérioriser. C’est parce que vous n’en éprouvez aucune.
— Vous avez raison… dit Meya en courbant l’échine. Savia n’était personne pour moi, si ce n’est un pont vers une famille qui me déteste et à laquelle je n’ai aucun attachement. (Meya marqua une pause.) Pourquoi êtes-vous venu jusqu’ici?
— Je viens vous rappeler votre engagement auquel vous avez dérogé ce soir en exprimant votre souhait, dit sèchement Melvest.
— Comment avez-vous… » commença Meya; mais Melvest reprit la parole immédiatement :
« Je sais tout sur vous! N’avez-vous pas encore compris, depuis tout ce temps? Ce n’est pas ainsi que vous serez libéré de mon inhibiteur, si c’est toujours ce que vous voulez. » Le renard gris porta ses mains sur son cou. « Quoique je ne vous cache pas l’immense plaisir que j’ai à vous infliger ces années de malheur et d’impuissance, en espérant qu’elles vous servent de leçon pour vos inconduites dangereuses. Soyez reconnaissant de ne pas avoir été mis à mort comme c’était le plan au début. Quel déshonneur, vous qui étiez pourtant la meilleure recrue que notre école a eue depuis des décennies… j’ai des projets pour vous, monsieur Meya. Montrez-vous digne, un peu. »
Meya baissa les yeux au sol.
« Dans ce cas, vous devez savoir à propos de cette magicienne… souffla-t-il.
— C’est juste, répondit Melvest. Mais je ne suis pas inquiet à son sujet. Je l’ai vue à l’œuvre. Ses pouvoirs ne sont de toute évidence pas encore assez développés. Mais Maitre Arashi sera informé de son existence et de son identité, soyez-en assuré. Une telle comédie ne saurait rester longtemps secrète, et j’ai fait sûr qu’elle ne se souvienne pas de notre rencontre. »
La gorge de Meya se resserra subitement. S’il devait arriver malheur à Sara du fait que son secret fut dévoilé, il en porterait le poids de la culpabilité.
« Il sera aussi informé des ramifications de ce maitre magicien qui se terre dans la campagne… ce Farrel, continua le lynx.
« Vous savez, le printemps dernier, le village a failli être emporté par l’eau. À cause de la neige et des pluies, la rivière a monté de cinq mètres en un jour. À ce moment, trois personnes du village, trois magiciens, sont intervenues pour contrôler le courant de l’eau et l’empêcher d’inonder le village. Farrel ne faisait pas partie du lot. Non, il a cru préférable de risquer la destruction de la moitié du village, y compris de sa propre demeure, plutôt que de participer à le sauver et à révéler ses dons au grand jour. Ne pas avouer aux gens qu’il est magicien comptait plus à ses yeux que de les aider.
« N’auriez-vous pas voulu être un héros, vous aussi, monsieur Meya? À la place d’être le pyromane imprudent que vous êtes, responsable de deux incendies majeurs qui ont mis des dizaines de familles à la rue et couté la vie à votre grande sœur?
« Vous avez raison, Savia ne méritait pas de mourir. Vous, en revanche, méritez tout ce qui vous arrive. Le rejet de vos pairs, la solitude constante, l’éclatement de votre clan; même la peine capitale à laquelle vous avez échappé de peu, vous la méritiez. Être privé de vos dons est une maigre punition pour la gravité de vos crimes.
— Pour quelle raison dans ce cas… m’avez-vous accordé votre clémence? » demanda mollement Meya.
Melvest réfléchit à sa réponse. Il parla avec colère. « Vous étiez un poids pour les maitres magiciens, qui devaient trouver des excuses pour convaincre le seigneur-maire de Letso Saan de ne pas vous faire couper la tête. Arashi soutenait cette idée pour une raison simple : il voulait se débarrasser du problème que vous êtes. Cependant, l’école de magie doit pouvoir montrer à Veria que ses adeptes sont capables de discipline et ne sont pas des bêtes dangereuses. Notre présence sur leur territoire est de plus en plus tolérée plutôt qu’elle n’est la bienvenue. Vous mettre à mort comme un quidam serait un aveu d’échec de notre part.
« Vous êtes sur la bonne voie pour vous repentir, assez curieusement alors que vous essayez de tourner la page sur vos études de magie. J’ai amorcé des démarches pour que vous soyez adoubé vous aussi. Nesevi de Varr ainsi que votre ancien maitre Sakari sont venus plaider en votre faveur, remerciez-les car tous les autres s’y sont opposés. Vous aurez peut-être enfin l’occasion de faire quelque chose de bien de votre vie. Ça va vous plaire : en plus, vous pourrez continuer de côtoyer votre amoureux. »
Meya parut hésitant. « Si vous savez tout sur moi, vous devriez savoir que nous ne sommes pas amoureux, dit-il timidement.
— C’est ça, lâcha Melvest avec un rire méprisant. Vous m’en direz tant, une fois que vous serez retourné vous blottir dans ses bras. » Il pointa du doigt le renard gris : « N’oubliez pas que vous avez renoncé à votre droit de parole. Je ne vous ai pas rencontré ce soir. Vous n’userez pas des choses que je vous aurais apprises. Vous resterez discret face à vos compagnons et muet en tout autre circonstance. Vous trouverez peut-être un jour la paix avec vos démons intérieurs, si vous vous y tenez avec plus de rigueur. »
Le lynx s’évapora en un nuage de poussière. La maisonnette regagna subitement en lumière et en chaleur, Meya se retrouva agenouillé sur le rebord de la mezzanine, et les ronflements des autres garçons qui s’étaient atténués se firent de nouveau entendre de plus belle.
Il descendit par l’échelle sans faire de bruit et fouilla dans son baluchon qu’il avait suspendu près de la porte. Il en ressortit la lettre qu’il avait écrite pour Savia puis la jeta immédiatement dans le feu.
Il observa le feu un moment. Comme l’enveloppe se consuma, il lui sembla voir à nouveau le visage de Naja prendre forme dans les flames et entendre sa voix retentir au plus profond de son esprit, comme un écho lointain imprégné dans sa mémoire. Il réussit à détourner son regard du foyer en agrippant des deux mains le poil de sa crinière, avec assez de poigne pour l’arracher, et il relâcha un grognement de rage, frustré qu’il était de sa condition.
Meya avait déjà brisé son vœu de silence à plusieurs reprises et n’y était plus formellement tenu; toutefois, il s’y accrochait de son mieux dans l’espoir qu’il lui apporte la paix avec ses démons. Melvest avait à coup sûr percé le dilemme qu’il vivait et en profitait pour le tourmenter.
Les pensées prises dans une spirale, il ne trouva le sommeil que plusieurs heures plus tard.