Julia Basile Vendemont avait six ans lorsqu’elle et sa mère quittèrent la citadelle de Kusama pour s’installer dans le petit village de la Roselière juste à l’ouest. Ayant grandi dans la foi, sa mère Jeanne devint conteuse : elle prêchait les desseins et la parole du Culte, écoutait et documentait celle des villageois et des passants, et transmettait leurs doléances via des prières quotidiennes. Elle enseignait également les valeurs du Culte à la nouvelle génération et aux méconnaisseurs.1
Jeanne éleva sa fille dans un contexte particulier pour son époque et surtout pour son héritage : le village comptait environ deux cents âmes, principalement de mineurs et d’agriculteurs. Le mode de vie rural n’accordait pas de temps pour penser aux possessions ou au pouvoir : en effet, les villageois n’avaient pas notion du temps autrement que des saisons qui passent et de l’heure de se mettre à table. En-dehors des enseignements de la conteuse, l’histoire et le monde extérieur n’existaient plus vraiment; et si ce n’était de l’effort du gardien de la chapelle de suivre le calendrier en vigueur à Asiya, les dates n’existeraient plus non plus.
Nombre de Fourrures allaient et venaient aux alentours du territoire de la Roselière. Elles étaient une cinquantaine à y vivre librement. Le Culte ne leur était en général pas transmis, car elles étaient considérées comme incapables de croyance, et à ce titre on préférait leur laisser leur liberté de culte ou d’absence de culte. Racoune, ou Timothée (selon la personne à qui on demandait), était un cas à part, puisqu’il avait également grandi sous le toit de la chapelle : il était orphelin, disait-on, et était arrivé peu de temps après Julia, alors qu’il avait neuf ans.
Marie Lequère était la meilleure amie de Julia. Elle était la cinquième d’une famille de six à être née et à avoir grandi au village. Sa famille n’était pas spécialement pieuse, mais elle avait capté l’attention de Julia un jour où elle avait défié les gens du village à un jeu de cartes tout à fait commun auquel elle n’avait jamais perdu une partie. Marie trouvait toujours le moyen d’avoir la meilleure carte en main et connaissait toujours le moment idéal pour la jouer. Toutes les personnes qui l’ont accusée de tricherie ont échoué à percer son secret. Elle a été vaincue une seule fois, au bout de maintes tentatives, par Julia elle-même, mais cette dernière apprit un peu plus tard qu’elle l’avait volontairement laissée gagner.
Elles se fréquentèrent presque tous les jours pendant leurs années d’adolescence, hormis les jours où Marie était prise à la ferme. À l’âge de seize ans, elle s’absenta du village pour une durée de cinq mois. À son retour, elle parut une personne totalement nouvelle, si bien que Julia ne fut plus certaine de la reconnaitre; toutefois, elle avait tout conservé de sa roublardise et de son habileté à la parole et aux gestes qui lui avaient tant plu.
Marie l’emmena un soir dans la forêt loin des regards, et c’est à ce moment qu’elle partagea avec Julia son don de voyance. Marie pouvait lire les pensées et projeter son regard à des endroits autrement inaccessibles.
« Je me suis bien amusée avec vous tous, rigola-t-elle, mais ce que je te dis ce soir, tu dois me promettre de ne le répéter à personne. Il y a très peu de gens avec qui je peux le partager, puisque Asiya chasse les magiciens. Ils croient qu’on est dangereux. »
Quelques mois plus tard, c’était l’anniversaire de Marie qui avait dix-huit ans, et Julia sortit le grand jeu. Sous le coup de midi, alors qu’elle était attablée, Julia lui offrit en présent une alliance et, devant toute sa famille, lui demanda : « Veux-tu être mon épouse? »
Marie répondit en bondissant de son siège et s’écria : « Bien sûr que oui! », trépidant d’excitation, mais avec l’intention cachée de faire un pied de nez d’abord à sa famille, mais surtout à la conteuse Jeanne, qui avait à maintes reprises émis des craintes sur les fréquentations de sa fille.
Seuls quelques jours plus tard, un évènement inattendu vint bouleverser leurs plans de fiançailles, comme si l’opposition de leurs familles respectives et les moqueries relayées par les villageois ne suffisaient pas. Marie fut forcée de quitter la région, au risque qu’elle ou sa famille fussent exécutées. Le gardien de la chapelle Thomas l’Aubier l’accusait de pratiquer la magie en secret en s’appuyant sur des témoignages d’autres gens qui avaient remarqué son comportement suspect. Bien qu’ils eussent raison sur ce point, la forcer à l’exil parut à Julia une réaction démesurée. La famille Lequère ne s’y opposa aucunement : ils y virent une fleur que le gardien leur fit, dans cette région où le Culte faisait la loi et où la magie était sévèrement proscrite. Ils demandèrent que Thomas l’Aubier gardât le silence et Julia, alors âgée de quinze ans, fut mise à l’écart des délibérations.
Racoune accusa Thomas l’Aubier d’avoir voulu empêcher le mariage après qu’il l’a qualifié, dans leur dos, de facétie d’adolescente, et leur union, d’inutile et stérile.
Marie disparut sans prévenir ni laisser aucune trace et personne n’entendit plus parler d’elle. Le lendemain de son départ, Julia trouva une alliance déposée par terre au pied des portes de la chapelle, attachée par une ficelle à une carte de son jeu favori. Elle portait l’anneau au doigt jusqu’à ce jour et s’était promis de la retrouver et l’épouser; toutefois, les années passant, Marie ne donna jamais signe de vie, et les espoirs de Julia finirent un jour par s’évanouir.