La confession et la quête

Le ciel commençait à peine à s’éclaircir lorsque Racoune s’introduisit à l’intérieur de la chapelle. La porte n’était jamais fermée, puisqu’elle devait servir de refuge aux personnes dans le besoin, mais à ce moment, elle était tout à fait inoccupée, à l’exception des quelques gens qui y vivaient en permanence et occupaient les quartiers privés.

Timothée, que les enfants du village (et Julia) appelaient Racoune, était un raton laveur qui était devenu une sorte de héros pour la Roselière. Il avait captivé filles et garçons avec ses histoires d’aventure dans le sud et l’ouest d’Asiya. Il racontait des histoires de piraterie et de combat et il parlait avec grandeur et éloquence du brave guerrier qu’il avait été. Ça lui permettait d’oublier comment il avait craint pour sa vie toutes ces années qu’il avait passées à protéger les camps des réfugiés de la guerre civile qui avait éclaté dans le sud du royaume; une chose que les enfants de Kusama n’avaient pas besoin de connaitre.

Ses sentiments sur la chapelle étaient partagés. C’était la maison de sa meilleure amie Julia et ça avait aussi été la sienne durant de nombreuses années; mais c’était aussi une maison du Culte, avec lequel il n’avait jamais vraiment été à l’aise. Il fut tout de même gêné de salir le plancher de la grande salle, lorsqu’il marcha avec ses pattes recouvertes de boue. Comme il traversa la pièce, il remarqua la tapisserie décorant le mur du fond, et il s’arrêta pour l’observer une dernière fois.

Elle racontait l’histoire de l’immortel Prince Adamant, un demi-dieu que les humains de la région vénéraient et à qui la chapelle était dédiée. Le Prince s’était montré aux mortels de nombreuses fois dans l’histoire écrite.1 Sa dernière visite d’importance, celle relatée par cette tapisserie, s’était produite plus de mille ans auparavant. Il avait alors défait un grand roi qui, aveuglé par son pouvoir et sa cupidité, avait engagé son peuple dans une croisade contre les royaumes voisins.

Les raisons de l’intervention du prince Adamant à ce moment précis étaient discutables. Selon ses disciples, c’était pour rappeler sa domination sur la terre et sur les rois mortels. Les opposants à son Culte, toutefois, ne manquaient pas de répéter que ses actions coutèrent la vie à des dizaines de milliers de gens et changèrent le nord-est d’Asiya en un désert froid et inhabitable pour plusieurs siècles.

Les Contes d’Adamant n’avaient jamais rien caché des effets néfastes de ses actions. En effet, les êtres immortels tels que lui étaient friands de ce genre de cataclysmes pour rappeler aux mortels qu’ils ne possédaient pas leurs terres, et qu’ils devaient être reconnaissants d’être autorisés à y vivre. La mission du Culte était, entre autres, de faire en sorte que ces histoires ne soient pas oubliées, afin que ces évènements ne se reproduisent pas.

Mais ces Contes du passé ne trouvèrent jamais place dans le simple esprit de Racoune et de la plupart des habitants d’Asiya en cette époque. Le monde qu’ils vivaient et voyaient avec leurs yeux était en tout point identique à un monde où ces êtres divins n’avaient jamais existé ou s’étaient complètement désintéressés des mortels. Quoi qu’il en fût, ayant grandi dans cette même chapelle et ayant été élevée par la conteuse Jeanne du Tailleur, ces histoires lui furent enseignées et il restait fasciné par l’influence qu’elles continuaient d’avoir sur la population du coin.

À l’approche des bruits de pas, Racoune tourna vivement la tête pour y voir Thomas l’Aubier, le gardien qui, visiblement, ne dormait jamais.

« Vous êtes déjà là! dit-il, tout bas mais avec quand même un certain enthousiasme. Alors, c’est aujourd’hui le grand jour?

— Hé bien, c’est un jour certain, répondit Racoune, mais je ne saurais le qualifier de grand pour le moment.

— Ça va me faire un petit pincement au cœur de ne plus vous voir dans les parages. Vous savez à quel point le village vous apprécie. »

Racoune se tourna de nouveau vers la tapisserie. « Mon frère, j’aimerais vous faire une confidence avant de vous quitter », dit-il. Il prit une grande inspiration, cherchant les bons mots pour dire ce qui le taraudait avec tact. « Je n’ai jamais ressenti votre attachement envers les histoires du Culte et, en-dehors des enseignements de sœur Jeanne, je n’ai jamais prié. Et… même avec sœur Jeanne, les prières étaient pour moi de longs moments de silence absolument angoissants, où je n’avais l’impression d’être jugé que par mes pairs, et non par Dieu. Je n’ai jamais senti de bienveillance de la part de tout ça, je n’ai jamais senti la présence de mes regrettés parents, et ça me terrifie. Je n’ai jamais eu la foi, malgré vos enseignements. »

Racoune regardait dans le vide pendant qu’il parlait, puis, au bout d’un long silence, on entendit Thomas rigoler légèrement.

« Le contraire m’aurait surpris, dit ce dernier. Vous êtes arrivé parmi nous si tard, vous étiez presque un adolescent. C’est normal que tout ceci vous échappe.

— Je ne vous déçois pas, j’espère.

— Non, pas du tout… pour tout vous dire, je préfère. La plupart des Fourrures sont insensibles aux enseignements du Culte. On ne peut rien y changer, c’est dans votre nature, et cela risquerait de mettre notre communauté dans l’embarras, si le mot se passait que nous forçons les Asiyens à pratiquer le Culte. Les contes nous apprennent à respecter ces choses qui nous différencient. Après, libre à vous de les suivre ou non. »

Racoune s’approcha et murmura. « Vous pensez que je devrais le dire à Julia? Tout ceci est tellement important pour elle. Toute sa vie tourne autour de la foi.

— Vous la connaissez, je pense qu’elle est assez forte pour accepter la vérité, et si elle a suivi les enseignements de sa mère, elle sait qu’elle ne doit pas vous juger pour ça. Je lui dirais, si j’étais vous. Elle vous a en grande estime.

« En revanche, j’aimerais vous demander à vous quelque chose, continua Thomas. J’ai peur que Julia cherche à retrouver son amie d’enfance, Marie Lequère, et que celle-ci soit de connivence avec des magiciens.

— Vous voulez parler de sa fiancée, dit Racoune.

— Qu’importe, fit Thomas avec agacement; cette femme a été chassée parce qu’elle pratique la magie, et je crains qu’elle n’ait exercé une influence mauvaise sur elle. Je croyais qu’elle était passée par-dessus cette histoire, mais je suis maintenant persuadé qu’elle m’en veut toujours. Je me doute que nous ne pouvons l’empêcher de la retrouver mais… tâchez seulement de lui rappeler que la magie est un interdit, voulez-vous bien? Je crois que le message passera mieux s’il vient d’un ami que de moi. »

Racoune parut hésitant. « Je veillerai à lui rappeler, dit-il avec peu de conviction, bien que je ne pense pas que cet interdit puisse faire obstacle entre elle et mademoiselle Lequère. La foi passe en second quand il est question d’amour, mon frère. »

Thomas hocha la tête. « Oui, je sais bien, malheureusement. »

Aussitôt levée, Julia enfila ses bottes et son manteau et sortit en compagnie de Racoune. Elle ne prit pas le temps de faire un dernier au revoir au gardien; elle se contenta de rouler sa couverture et l’emmena pour l’attacher à la selle de sa monture.

Elle n’avait pas eu beaucoup l’occasion de monter à cheval, puisqu’elle n’avait jamais quitté les environs du lac, à l’inverse de son compagnon raton laveur beaucoup plus aventurier; mais elle y avait été initiée, comme tous les jeunes adultes, il y a quelques années, et les manières lui revinrent petit à petit.

« Le palefrenier m’a dit que quelqu’un les a abandonnés ici il y a quelques semaines, dit Racoune. Il demande qu’on les laisse à une écurie quand on arrivera… mais… par où on va, d’ailleurs?

— Je me demandais quand tu me poserais la question, dit Julia. Je commençais à croire que tu voulais juste t’en aller d’ici.

— Je peux aller n’importe où! dit vivement Racoune. J’ai vu suffisamment du pays ces derniers temps. Il n’y a rien à voir, à l’est d’ici.

— Il y a la citadelle, puis il y a les frontières du royaume.

— C’est exactement ce que je dis, insista Racoune; rien à voir qui soit digne d’intérêt. Girtlad est un pays de mécréants. As-tu à faire à la citadelle? »

Julia rabattit son capuchon pour se protéger de la pluie battante.

« Oui, je dois y rencontrer quelqu’un. Et probablement pas la personne à laquelle tu penses.

— Ah bon! s’exclama Racoune. Comme ça tu ne quittes pas le village à la recherche de ton amante? Et pourquoi pas, ça serait le début d’une belle aventure.

— Parce que je n’ai strictement aucune idée d’où elle peut être, répondit Julia, et qu’il est bien envisageable qu’elle ait disparu pour de bon. Je me rends au temple de Kusama. Ma mère m’a parlé de leur gardien il y a quelque temps. Il travaille sous couverture pour libérer plusieurs esclaves de la ville depuis un moment. Elle aurait voulu que je m’implique auprès d’eux. Il pourra nous mettre en relation avec un groupe de résistants.

— Très bien… » dit lentement Racoune. Julia ne put dire, à son ton de voix, s’il était curieux et intéressé par le projet, ou s’il venait tout juste de ravaler son enthousiasme.

Ils prirent la route vers l’est depuis le village, où le paysage n’était composé que de collines et de champs. La pluie allait et venait et se faisait plus rare à mesure que les kilomètres étaient parcourus. Bien que ce fût un court voyage, Julia était quelque peu intimidée, puisqu’elle était consciente de ne rien connaitre du pays d’Adamérie ou de Kusama. Elle n’avait jamais été loin du confort de la chapelle ou de la citadelle. Elle admirait son Racoune pour son habileté en terrain sauvage. Le raton laveur portait une cotte de mailles par-dessous son grand manteau et il trainait un arc long, une hachette et des outils adaptés pour la chasse et l’escalade. Il avait l’habitude de voyager seul et de se débrouiller. Julia, elle, n’avait pas l’habitude de grand-chose, en-dehors des tâches ménagères et des prières.

Ils arrivèrent près du fleuve en milieu d’après-midi et la citadelle était visible juste un peu plus loin; mais la route s’arrêtait net au moment de traverser, et il ne semblait plus y avoir de pont qui l’enjambait. Il y avait également, tout près, une caravane escortée par six cavaliers lourdement armés, et un homme à pied pauvrement habillé, certainement un agriculteur du coin. Julia et Racoune s’approchèrent au galop.

« Il va falloir prendre la route nord, dit le paysan, tant qu’ils n’auront pas reconstruit le pont.

— Ça nous fait un détour d’une demi-journée! » dit l’un des cavaliers, visiblement en colère.

Ils purent voir de plus près les débris du pont qui restaient jonchés sur le bord de la route et qui dépassaient du fond de l’eau.

« Il est arrivé quelque chose au pont menant à la citadelle? demanda Racoune.

— Incendié, que je vous dis! s’insurgea le paysan. C’est ces animaux qui ont fait ça. J’habite juste à côté. C’est pas la première fois! L’année dernière, ils ont mis le feu à mes blés. (Il désigna le champ juste au nord de la route.) Ils sont tous en train de devenir fous. La rivière est profonde, vous passerez pas et je vous conseille pas de nager non plus. Prenez la route nord, avec un peu de chance le pont là-bas est encore debout.

— Ce sont des Fourrures qui ont fait ça? demanda Julia.

— Mais oui! C’est pas compliqué madame, à chaque fois qu’il y a du grabuge dans le coin, les coupables, c’est toujours ces animaux parlants. C’est rien de personnel contre vous, hein! (Il désigna Racoune du regard.) Mais nom de Dieu, vous êtes en train de vous tailler une sale réputation dans le coin, c’est moi qui vous le dis. On n’avait pas de problème, avant. Je sais pas ce qui s’est passé, mais là ça devient n’importe quoi.

— C’est ce qui arrive quand vous les laissez à l’air libre », dit le cavalier.

Julia lui fit face. « Que transportez-vous dans votre charriot? » demanda-t-elle.

Le visage du cavalier se crispa. « Qu’est-ce ça vous regarde? dit-il sèchement.

— Armés tels que vous êtes, je suppose que vous ne transportez pas que des linges de maison. Vous chevauchez en Adamérie, la terre la plus pieuse d’Asiya; et les gens tels que vous ne sont pas les bienvenus dans la citadelle.

— On m’avait prévenu de me méfier des cultistes quand j’allais venir ici. Faites attention à qui vous vous frottez! Ces terres appartiennent toujours au seigneur Warrant, quoiqu’en disent vos légendes; les lois sont celles d’Asiya, et on ira où bon nous semblera.

« Allons-y! » dit-il au reste du convoi; puis ils se remirent en route vers l’ouest. Tandis qu’ils faisaient demi-tour, ils jetèrent au raton laveur un regard menaçant mais aussi amusé. Celui-ci avait rapproché sa main de sa hachette et les observait en retour en grondant et en montrant les dents.

« Vous êtes conteuse, c’est bien ce que j’ai compris? demanda le paysan, une fois que les cavaliers furent loin.

— Non, répondit Julia; j’ai simplement grandi à la chapelle, mais je n’y tiens pas de rôle, en tout cas, pas pour le moment. Je suis une femme de foi.

— Salut à vous, dans ce cas! Et désolé pour ces fauteurs de troubles. Soyez prudente tout de même : ces gens de l’ouest n’en ont rien à battre des contes et des lois de Dieu. Et faites attention aux animaux aussi, le climat n’est pas propice au dialogue. Ces hommes s’en vont surement à la citadelle ou plus loin à Girtlad, pour vendre leur marchandise.

— Je ne savais pas que les gardes laissaient les marchands d’esclaves traverser le fleuve, s’étonna Racoune.

— Ça leur en touche une sans faire bouger l’autre, si vous voulez mon avis! Si vous prévoyez faire changer ça, vous allez avoir du pain sur la planche. Vous l’avez entendu. C’est Asiya qui fait la loi. Et c’est les honnêtes citoyens qui paient le prix fort! » Il se tourna de nouveau vers le fleuve. « Dieu me sourira de nouveau un jour, je l’espère. Priez pour ma famille, madame, et pour que Kusama reconstruise cette saleté de pont en vitesse, et en pierre, cette fois. »