Meya finit par descendre de la colline, mais Nesevi ne l’y attendait plus; il le retrouva un peu plus loin, de l’autre côté de la route, assis dans la neige près de l’escarpement, à observer la rivière. Il alla s’assoir à côté de lui, et pendant un moment, ils ne se dirent rien. Nesevi avait les yeux rivés sur son compagnon.
« Tu sais, j’ai souvent pensé à comment je réagirais si je rencontrais mes parents, dit-il. J’ai imaginé tomber sur ma mère au hasard, dans la rue, alors que je me rendais à Eridanis pour quelque raison. Je ne pense pas que je serais heureux de la revoir. Elle s’est débarrassée de moi quand j’avais cinq ans. Elle m’a embarqué sur une charrette à destination de l’autre bout du pays. Mes parents m’ont effacé de leur vie, et ils n’ont jamais fait partie de la mienne. Je ne suis même pas certain que je les reconnaitrais si je les croisais dans la rue. »
Meya secoua la tête. « J’ai été idiot de croire que mes parents voulaient encore de moi, dit-il. J’étais triste d’avoir été séparé d’eux, mais je pense que tu as raison sur ça. Ma mère m’a mis au monde, mais je ne la connais pas. Je ne sais rien sur elle. Il faut que j’arrête de croire que je suis lié à elle, juste parce qu’on a le même sang. Il faut que je l’oublie.
« Je suis tellement jaloux de Janna. Elle a trop de chance d’avoir encore une famille qui tient à elle. »
Meya tourna la tête lentement vers son compagnon et le regarda dans les yeux : tous les deux étaient d’accord sur ce qu’il venait de dire. Ils ne firent plus un son pendant de longues minutes. Ils restèrent assis dans la neige à regarder et écouter les rapides de la Rivière Blanche devant eux.
« Merci de m’avoir accompagné, finit par dire Meya. Ces derniers jours ont mis à l’épreuve ma patience. Ton soutien m’a aidé à trouver le courage dont j’avais besoin pour ne pas rebrousser chemin.
— Serais-tu venu jusqu’ici, si je n’avais pas été avec toi? demanda Nesevi.
— Je ne suis pas certain que j’aurais quitté Letso Saan.
— Même avec Janna? »
Meya réfléchit longuement. « Elle aurait surement insisté lourdement jusqu’à ce que j’accepte, dit-il. Je me sens si mal pour elle. J’ai l’impression de l’avoir rejetée, alors qu’elle m’a appuyé si longtemps.
— C’est elle que tu devrais remercier, dit Nesevi; pas moi. Elle tenait probablement plus que moi à te voir sortir de ton terrier et, avec les problèmes de sommeil qu’elle vit en ce moment, elle n’est clairement pas en état de voyager. Ça fait des semaines qu’elle dort une heure par nuit. De l’autre côté, toi, tu n’as jamais voyagé et je sais que tu vis mal de ne plus avoir ta magie. Je ne pouvais pas vous laisser aller seuls, je voulais être sûr que vous alliez bien. Je n’ai jamais rencontré Savia, je n’avais aucune raison de venir.
— Je l’ai rencontrée seulement trois fois et pendant quelques minutes, soupira Meya. Je ne la connaissais pas vraiment, moi non plus. Si j’avais su que je ne pourrais même pas lui parler, je pense bien que je ne serais pas venu. Je crois que… j’ai été plus touché en rencontrant son mari qu’en apprenant son décès. »
Meya se gratta la tête avec embarras.
« Qu’est-ce que tu penses de Lorès? demanda Nesevi. Il avait vraiment l’air chamboulé, ce soir. Plus que toi. J’espère qu’il s’en remettra. Il a l’air d’un compagnon totalement gentil et charmant. Je pense que ta sœur a eu beaucoup de chance d’avoir pu marier quelqu’un comme lui.
— Tu as probablement raison. Je pense qu’il est digne de confiance. » Meya adressa un regard curieux au renard roux et lui donna un coup de coude. « Et toi, qu’est-ce que tu penses de Joris?
— Je ne sais pas, répondit Nesevi. C’est le cousin de Janna. C’est forcément quelqu’un de bien, je suppose.
— Tu supposes? Tu as passé ton temps à le regarder avec les yeux comme ça. Ne fais pas semblant, je t’ai vu. »
Nesevi se pencha vers Meya et dit plus bas, la voix trépidante d’excitation : « Tu crois qu’il a remarqué? C’est tellement embarrassant. Je ne pouvais pas lever les yeux de son corps, il se mouvait avec tellement de charisme. Je ne me rappelle pas la dernière fois où je me suis senti comme ça. Je ne pense qu’à lui, depuis que nous sommes arrivés.
— Si moi j’ai remarqué que tu le dévisageais, c’est sûr qu’il s’en est rendu compte. Mais ne te fais pas d’illusion : il est probablement déjà marié.
— Je ne pense pas! En tout cas, j’ai l’impression qu’il vit tout seul. On va en avoir le cœur net très bientôt, de toute façon, puisqu’il accepte qu’on dorme sous son toit. »
Meya marqua une pause. « Vas-tu encore me dire que tu ne faisais pas la cour aux autres garçons de l’école, et que tu ne trouves pas Joris attirant? Ou vas-tu enfin me dire la vérité? »
Nesevi baissa les yeux, et soudainement ses oreilles se rabattirent sur le côté de sa tête. « Je ne pensais pas que j’aurais besoin de le dire solennellement, dit-il.
— Ça fait longtemps que je l’ai compris, dit Meya. Je ne suis pas le seul. Je pense que tu es la seule personne pour qui c’était encore un secret. »
Nesevi soupira. Il sembla à Meya que c’était la première fois qu’il le voyait à ce point gêné de parler. « Les maitres d’armes me rabrouaient sans arrêt que je n’étais pas assez mâle pour le combat et que ça nuisait à mon image et à la leur, à cause de ma façon de marcher ou de mes manières, ou que sais-je. J’ai voulu utiliser cette provocation contre eux, particulièrement maitre Kurami. Je faisais exprès de correspondre exactement à l’image qu’il se faisait de moi pour l’énerver et pour lui montrer que ça ne faisait pas de moi un moins bon combattant. C’était tellement satisfaisant de lui lancer des commentaires aguicheurs pendant les classes et de lui montrer ensuite que j’étais capable de lui tenir tête. Il me haïssait au plus haut point. Ça faisait rire tout le monde. J’étais le seul qui osait le provoquer comme ça. Ça a marché : il a bien fermé sa gueule avec ma posture et ma démarche, et il a arrêté de me parler au féminin. Il a compris que ses tactiques d’humiliation ne marcheraient pas sur moi. Mais j’ai quand même continué parce que ça me faisait rire. Je pensais que, aux yeux des autres, ce n’était qu’un jeu que je faisais, parce que j’étais un mauvais élève. Je me suis rendu compte avec le temps que les gens avaient tous cette idée reçue : Nesevi fait des avances à ses professeurs, mâles. Étrangement, j’étais à l’aise avec cette idée, puisqu’elle renforçait l’image que j’essayais de me donner.
— Tu n’as jamais eu de problème avec les maitres magiciens? demanda Meya.
— J’en ai eu plein, tout le temps… j’étais content d’être enfin sorti de là, quand j’ai quitté l’école, et tous mes instructeurs également. Ils ne pouvaient plus me sentir. Ils étaient tous persuadés que je n’arriverais jamais à rien. J’espère que Kurami se ronge les griffes jusqu’au sang en regardant où je suis rendu aujourd’hui. J’ai arrêté d’essayer de provoquer les gens. À présent, j’essaie juste… d’être moi-même. Mais il n’y a rien à faire, le Nesevi que je suis n’est attiré que par la proximité des mâles. J’ai longtemps prétendu le contraire, mais je n’y arrive plus. Peut-être finalement que… je me disais que c’était un jeu pour me convaincre que je n’étais pas vraiment comme ça, que je ne ressemblais pas à ce que mes maitres méprisaient. »
Comme il termina sa phrase, il tourna de nouveau la tête vers Meya. Bien qu’il ne fût clairement pas à l’aise, son regard était apaisé, et il semblait heureux. « Et toi?
— Quoi, moi? demanda Meya, confus.
— Toi aussi, tu préfères les mâles. Je t’ai entendu tout à l’heure. Tu as dit que tu voulais rester avec moi. »
Meya regardait au sol. « Je crois que je dois d’abord apprendre à m’aimer moi-même avant de penser aux autres, dit-il pensivement. Je ne sais pas ce que tu ressens envers moi, mais ça n’est certainement pas réciproque. Je n’ai jamais compris ton attirance pour le genre masculin. Mais… » Il soupira. Sa voix était lente et monotone, et il faisait des pauses pour chercher ses mots à toutes les cinq secondes. « J’ai passé tant de temps avec toi, que j’ai du mal à imaginer mon futur sans toi. J’ai l’impression que… je me trouve dans la même situation que tu étais, il y a quelques années, et que je dois rester près de toi si je veux aller quelque part. »
Nesevi se tourna vers son compagnon et le prit par la main. « Mon ami, tu n’as pas à être perdu et sans repère comme je l’ai été dans le temps. Toi, tu as quelque chose que je n’ai jamais eu… tu as une personne qui tient à toi et qui t’aime plus que n’importe qui. Cette personne est Janna et tu devrais faire plus attention à elle. J’ai vu à quel point elle tenait à toi et à ton bienêtre. Je suis sûr qu’elle apprécierait passer plus de temps avec toi et qu’elle souffre en silence en pensant qu’elle n’est rien à tes yeux. » À mesure qu’il parlait, la voix de Nesevi devenait plus faible et tremblante. « Je m’aperçois que, à force de passer du temps avec toi et te partager mes secrets, je t’ai peut-être fait oublier tout ce qu’elle a fait pour toi. C’est pourtant elle qui s’est occupée de toi toutes ces années! Tous les deux vous avez la même force et la même curiosité, et la même fascination pour les histoires et les arts. Moi… je ne suis qu’un coureur et une brute qui ne sait rien faire de ses dix doigts, qui ne fait que suivre. »
Nesevi cacha sa mine déconfite et se redressa vivement, reprenant son air gracieux habituel. C’est l’air que tous lui connaissaient : le renard roux avait été fort toute sa vie pour cacher ses véritables sentiments et se donner l’apparence d’un dur à cuire et d’un voyou dans le but d’être respecté. Du moins, c’est l’image que Meya avait eue de lui pendant de longues années, avant qu’ils n’eussent quitté l’école et commencé à se fréquenter plus intimement.
« Les gens de ce pays sont obnubilés par leur descendance, continua-t-il. Nos histoires personnelles, à nous trois et à Sara, nous l’ont bien montré. Ta mère fait partie du lot, donc de te savoir avec Janna plutôt qu’avec moi ne la rassurera pas tant. Qu’elle aille au diable! Je ne sais comment le dire autrement. Toi aussi, tu mérites mieux que ça. Si tu as besoin d’une famille de remplacement, j’assumerai ce rôle du mieux que je le peux. Après tout, moi aussi, je n’en ai plus. »
Meya avait le sourire aux lèvres. C’était la première fois depuis des années qu’il semblait sincèrement heureux. Nesevi savoura chaque seconde cet instant, car il lui vint instantanément à l’esprit que ce serait peut-être la dernière.