« Des magiciens! s’exclama William. Bien sûr que je vous ai entendus. La salle est vide. Vous êtes dans un dortoir, ce n’est pas l’endroit pour entretenir des conversations secrètes. Ne vous inquiétez pas, de toute façon, je doute qu’il y ait plus de monde aujourd’hui, à l’exception de ma femme endormie; je ferai attention de ne pas l’évoquer. »
Meya ayant plus ou moins retrouvé l’usage de son bras gauche, il présenta ses remerciements en s’inclinant devant Sara, tout en silence. Elle parut légèrement mal à l’aise, mais ne posa pas de question. Ils s’assirent à table dans la grande salle; William était à l’arrière, en train de rentrer du bois, et Meya s’installa près du feu.
« Vous venez de l’école de Saan? demanda Sara.
— Nous y avons tous grandi, répondit Nesevi. On vous aurait reconnue, si vous y étiez allée aussi.
— Vous en venez tous les trois… » Sara semblait intimidée. Elle était seule de son côté de la table, et Janna et Nesevi étaient assis de l’autre côté.
« Avant d’aller plus loin, continua-t-elle, je tiens à dire que je ne connais aucune magie utile au combat. Je ne veux surtout pas avoir de problème avec vous. Je sais que l’école de Saan enseigne à ses adeptes comment… eh bien… comment tuer. J’ai reçu une formation certes moins complète que la vôtre, mais mes parents ne voulaient pas que j’apprenne ces choses, alors ils m’en ont gardée loin. J’ai appris l’illusion et la guérison.
— Mais qui vous a enseigné cela? demanda Nesevi.
— Un maitre magicien, dit Sara, haussant les épaules.
— C’est impossible que vous soyez passée inaperçue, continua Nesevi. Les maitres magiciens contrôlent l’école de Saan et la loi exige qu’on y soit envoyé dès le plus jeune âge. À moins que vous ayez cent ans, ce dont vous n’avez pas l’air, et que vous y soyez allée avant que nous ne soyons nés, vous pratiquez de façon clandestine.
— Clandestine est le mot approprié, mais il n’y a aucune loi en Veria qui stipule ça, rétorqua Sara. Les magiciens écrivent leurs propres règles et agissent en totale impunité, pour ce qui est de leurs acolytes. Je n’ai pas suivi le même parcours que vous, et vos maitres ne doivent pas le savoir. En vérité, je ne pense pas qu’ils s’en soucient autant que vous le pensez. On est trop peu dans ma situation pour pouvoir poser une menace pour qui que ce soit. Moi-même, je n’ai jamais rencontré personne comme moi. J’ai été éduquée dans le secret, et personne ne doit savoir.
— Pour quelle raison? insista Nesevi. Quelle liberté en tirez-vous, de devoir cacher qui vous êtes à tout le monde ainsi? »
Sara regardait frénétiquement autour et derrière elle, comme par réflexe, alors qu’elle commençait à devenir nerveuse.
« Je crois savoir qui vous êtes, dit Janna. Vous êtes la fille de Kera, l’intendante de Lumarest. Mon frère a travaillé pour elle, et le bruit court qu’elle cachait certaines choses aux membres de la cour.
— Vous êtes une princesse! » souffla Nesevi.
Sara tapa du poing sur la table. « Ne commencez pas à m’affubler de titres, dit-elle, soudainement beaucoup plus directe. Des rois et des princesses, c’est bien la dernière chose dont Veria a besoin. Personne ne devrait avoir autant de pouvoir sur les gens.
— C’est… c’est la vérité? dit Janna, visiblement prise au dépourvu. Je suppose qu’elle vous a couvert pour ne pas vous envoyer à l’école. Tout ça me semble suspect. »
Sara ne répondit rien, elle regardait ses propres mains, visiblement trop gênée pour lever la tête vers ses interlocuteurs. Janna et Nesevi continuèrent de la regarder curieusement, et elle finit par dire :
« Et alors, votre curiosité est satisfaite? J’espère que ça vous fait du bien, maintenant que vous savez la vérité. Ma mère voulait que je reste dans la famille car elle ne voulait pas que je reçoive d’autre éducation ou que j’oublie mon héritage. Réfléchissez : où sont les lions de Veria? Ils ont disparu. Il n’y en aura pas d’autre après moi. Elle n’a pas voulu remettre ma vie entre les mains des maitres magiciens. Non, je n’en suis pas fière, pas plus que je suis fière d’être une lionne et de descendre d’un personnage puissant; je tire de tout ça beaucoup plus d’inconvénients que d’avantages. Ma famille n’a jamais compris ces voix que j’entends dans ma tête, ces cauchemars incessants, ces erreurs que j’ai faites quand j’avais l’impression que j’étais possédée, ou que je faisais des choses sans m’en rendre compte. Seul mon maitre comprenait tout cela et m’aidait à passer par-dessus, mais il n’a pas été aussi présent qu’il aurait dû et est parti bien trop tôt, parce que ma mère s’en méfiait aussi. J’ai reçu une éducation incomplète et bâclée.
« Non, je n’ai pas appris à contrôler la foudre et l’eau comme vous, ni quoi que ce soit du genre. J’ai développé des talents considérés comme non dangereux et j’ai grandi loin de la violence, mais la magie reste une force violente et envahissante. Vous le savez comme moi. Mon maitre m’en a mise en garde très souvent. Si seulement il était encore là…
— Vous ne voyagez pas incognito? demanda Janna. Sara, c’est bien votre vrai nom, il me semble.
— Cacher mon identité, à quoi bon? Ma famille n’est pas connue en-dehors de Lumarest, et ceux qui la connaissent me reconnaitront forcément par mon apparence. Je ne peux pas me faire passer pour quelqu’un d’autre, car il n’existe plus personne d’autre comme moi. Vous ne pouvez pas vraiment comprendre ce que ça fait que d’être littéralement la dernière de mon espèce au pays.
« Je ne souhaite pas évoquer d’où je viens et j’évite de le faire autant que possible. Mais vous avez posé beaucoup trop de questions et vous vous adonnez à avoir eu un lien étroit avec ma famille… ça n’est certainement pas le cas des gens que je rencontre en temps normal quand je vais à l’auberge. Vous ne vous en seriez certainement jamais douté, si je ne vous avais pas révélé mes dons. D’ailleurs, ceux-ci doivent rester strictement secrets. Ça m’apprendra à vouloir porter soutien à des inconnus…
— Vous pouvez compter sur nous, dit Janna. Nous essayons aussi de rester discrets sur notre provenance. »
Ils entendirent la porte s’ouvrir et William empiler du bois de chauffage le long du mur de l’entrée.
« Le rongeur l’a appris inopinément, mais pour lui, je suis une simple voyageuse, continua-t-elle tout bas. S’il vous plait, restez aussi silencieux sur mon héritage. Je ne veux pas être regardée différemment, en mal ou en bien, ni avoir à y penser. J’aimerais vivre et pouvoir oublier d’où je viens. (Elle continua sur un ton plus posé alors que William retourna dans la grande salle.) Je suis en quête de quelqu’un pour m’aider avec ma magie. Pour cette raison j’ai quitté mon patelin natal. Enfin… avoir su que le temps serait aussi mauvais, j’aurais retardé mon départ, mais j’étais pressée de quitter pour… des raisons personnelles. (Elle fit discrètement un signe de tête en direction de l’aubergiste, à l’autre bout de la pièce, le dos tourné.) Évidemment que les gens ne voyagent pas en hiver pour une raison. J’en ai assez dit sur moi, il me semble. Et vous, qu’est-ce qui vous a conduits sur les routes par ce temps infernal? »
Janna et Nesevi se redressèrent sur leur tabouret en soupirant longuement. Meya quitta la pièce et se dirigea de nouveau vers le dortoir. Sara le regarda aller, et lorsqu’il fut hors de vue, elle demanda, tout bas cette fois-ci : « Est-ce que votre ami va bien? Je veux dire… excepté sa blessure. Il n’a pas prononcé un mot. Est-ce que j’ai dit quelque chose?
— Il est muet, répondit Nesevi. Excusez-le, ça n’est rien contre vous. Sa sœur vit à Timokisar et est très malade. On s’en va la rencontrer pour probablement la dernière fois.
— Oh… soudainement mes problèmes paraissent bien petits. Excusez-moi de m’être énervée contre vous. Votre ami doit traverser des moments difficiles et ce voyage ne doit pas lui remonter le moral. Je suis ravie d’avoir pu vous aider, et… j’espère que vous me verrez comme une alliée. »
Elle se leva et alla assister l’aubergiste.
« Un renard muet! rigola William. Que voilà mille fois plus invraisemblable que votre magie. »