Léopold atteignit les immenses murs de la cité de Lumasarel aux alentours de quatre heures du matin. En ces temps de paix, les soldats postés aux portes étaient des plus conciliants et n’interrogeaient pratiquement personne, locaux ou étrangers, même en pleine nuit. Il préférait : il était à quelques heures seulement de dire au revoir à sa compagnie et de prendre sa retraite, et ne souhaitait plus répondre à aucune question sur les activités qu’il avait jusque-là menées et qui l’avaient conduit dans cette ville en cette nuit. En effet, il ne voulait plus parler à personne : voilà plusieurs jours et plusieurs nuits qu’il n’avait pas prononcé un mot, et les trois autres hommes avec qui il voyageait trouvaient l’ambiance bien pesante.
Mais le plus pesant devait être de voyager avec ce « petit » chat, car, s’il avait dû être arrêté avec lui à son bord, tout son périple à travers le pays eût été vain. Il était très jeune, mais en même temps déjà trop vieux et trop grand pour passer pour un chat domestique même à première vue. Léopold n’avait cependant pas parcouru le pays du sud au nord pour signer un dernier contrat (il n’en avait signé aucun), ni pour faire un dernier profit (il n’allait en tirer que de quoi payer le salaire de ses employés); il le faisait parce que, ayant croisé la route de ce chaton et le voyant à présent la tête reposée sur ses genoux, il ne put se résoudre à simplement le laisser à son sort.
Les chevaux marchaient lentement sur les grandes rues du quartier sud de Lumasarel. Léopold adorait cet endroit, ses grandes maisons pavillonnaires, ses statues, ses jardins privés si luxuriants qu’on eût dit des oasis de forêts au milieu d’un désert de pierres ciselées, et toutes ces lumières qui émanaient de quelques fenêtres et des lanternes suspendues sur les façades des maisons et aux réverbères. Tout ce qu’on put y voir sentait le luxe et le confort, et lui n’avait jamais connu rien de tout ça; toutefois, il ne regardait pas ceux qui en profitaient avec envie ou jalousie, mais plutôt avec ambition, et se disait que s’il n’avait jamais eu droit au confort, c’était uniquement parce qu’il avait suivi la mauvaise route.
La voiture s’immobilisa devant l’un des jardins. Au bruit des chevaux s’approchant, un jeune homme sortit du portail et les salua d’un signe de la main.
« Nous y sommes », dit l’homme aux chevaux en cognant contre les panneaux de la carriole.
Léopold descendit lentement et prit un bon moment pour s’étirer les bras et les jambes. « Martin! dit-il. Pourquoi faut-il qu’on ne se voie qu’aux trois ans. Je m’en veux d’avoir manqué ton mariage et tant d’autres choses, et je suis si désolé de ne pas pouvoir plus rester. Je dois repartir très vite, car je crains être poursuivi et en danger. De plus, tu es au fait des nouvelles; je n’ai pas envie de finir mes jours au cachot.
— Je comprends bien, dit Martin. Que m’emmènes-tu? J’espère qu’il ne t’a pas trop causé de problèmes. »
Léopold fit descendre le chaton du charriot.
« Il est très tranquille, dit-il. Il s’appelle Rim, il vient de Salamey. Je ne connais pas son âge, mais je dirais, à vue de nez, qu’il doit avoir huit ou neuf ans.
— Neuf ans? Il est bien trop jeune, dit Martin.
— Comment ça, trop jeune? s’offusqua Léopold. Plus ils sont jeunes, plus ils sont faciles à dresser; tu le sais mieux que moi. Ce n’est pas le premier que tu vois. Et puis, j’ai dit environ, hein; je n’ai pas réussi à lui faire dire son âge. Il ne parle pas encore notre langue.
— Je ne peux pas accepter un enfant; je pensais que c’était un adolescent, dit Martin.
— Un adolescent! » s’énerva Léopold. Réalisant qu’il avait peut-être haussé la voix trop fort, il regarda brièvement autour d’eux avant de reprendre, à voix basse : « Un adolescent? Mais sors donc un peu de chez toi et tu vas en trouver, des adolescents! Je me suis rongé les doigts jusqu’aux os pour traverser le pays et t’amener ce garçon. À Pirret, j’aurais pu le revendre pour six fois le prix que je te fais, au minimum. Alors soit tu le prends, soit je le relâche dans la nature. C’est toi qui vois. C’est mon dernier, ensuite, je disparais. De toute façon, c’est peut-être pas de mes affaires; mais qu’est-ce que ça change pour toi que ce soit un adolescent?
— C’est uniquement pour te protéger que j’accepte d’adopter cet animal, répondit Martin. J’attirerais sans doute moins l’attention d’Asiya si j’avais la garde d’un enfant conscient de ce qu’il fait plutôt que d’un qui débarque à peine dans ce monde. Je te retourne la question : qu’est-ce que tu fabriques à te promener avec un enfant qui ne parle même pas la langue?
— Je n’ai pas eu le choix… je l’ai trouvé après que son village s’est fait attaquer par une bande de sauvages. C’est le seul qui reste; les autres se sont tous enfuis ou se sont fait tuer. Ce petit n’a plus personne et il restera sans doute marqué toute sa vie par ça. C’est horrible de récupérer un enfant à cet âge. Trop jeune pour être autonome, mais assez grand pour comprendre ce qui lui arrive. Il n’y a que toi en qui j’ai confiance pour réussir à lui donner une vie à peu près normale après ce qu’il a vécu. Si tu ne le prends pas, c’est triste, mais la nature s’occupera de lui. » 1
Rim murmurait ses pensées, dans sa langue étrangère, si bas qu’elles étaient incompréhensibles, les yeux fermés.
« S’il te plait, fais-le pour moi. » Léopold tendit la main. Martin compta douze pièces d’or et les lui donna.
« Merci infiniment, dit Léopold. Tu ne te rends pas compte à quel point tu me sauves la vie. Quand on se reverra, si jamais on se revoit, j’aurai une femme et une famille, et je serai devenu quelqu’un d’honnête, enfin, je te le jure. »
Il s’agenouilla et caressa Rim.
« Ils ne remplaceront sans doute pas tes parents, mais au moins, tu auras la santé, une éducation et la protection. Alada, vusedaiken salas, adieu et grandis heureux », ajouta-t-il en asiyen. Il posa un baiser sur son front, se retenant de verser une larme.
« Que vas-tu faire maintenant? demanda Martin.
— Je dois partir loin. J’ai rencontré un gars, dans le pays de Zen. Il a dit qu’il pourrait m’aider à me faire entrer à la pêcherie. C’est ma seule chance pour l’instant; sinon, je devrai quitter Asiya.
— J’essaierai de passer te voir », dit Martin.
Ils se serrèrent la main en signe d’au revoir, puis Léopold remonta dans la carriole, direction ouest, vers les côtes.
C’était l’automne et la nuit était glaciale, mais le froid et l’obscurité n’incommodaient en rien Rim. Il semblait murmurer à lui-même, la voix tremblotante, quelques mots dans sa langue que Martin connaissait quelque peu, trop peu pour pouvoir les comprendre. Il ne semblait pas triste, mais il était visiblement nerveux et apeuré.
« Tu te sens bien, garçon? » demanda Martin.
Rim hocha la tête.
Martin lui prit la main et l’emmena à l’intérieur. « Tu vas voir, les choses vont s’arranger », dit-il. Rim se souvint de cette phrase le reste de sa vie, et elle lui revint à chaque instant où il douta.