Martin était une personne très opaque. Il ne révélait jamais le fond de sa pensée et ne parlait jamais à tort et à travers. Il ne posait aucune question, puisqu’il semblait déjà tout savoir, et lorsqu’il disait quelque chose, c’était avec fermeté et assurance. Ses parents avaient été ce que l’on s’imaginait de gens aimants mais stricts, et lui avait été en quelque sorte prisonnier de leur désir de faire de lui un « digne héritier » du trésor familial. Mais le Martin, vingt-huit ans et marié depuis peu, commençait à remettre en question cette vocation que lui avait transmise son père : celle de dresser, ou de « redresser », des animaux perdus ou abandonnés.
C’était toutefois quelqu’un de peu sensible, et s’il était une chose qu’il ne fit jamais, c’était montrer qu’il doutait de lui. Il s’occupa donc de ce chat qui lui avait été laissé de la même façon qu’il l’avait appris, et qu’il avait déjà fait.
Il lui enseigna la langue commune dans un premier temps, étant donné que Rim ne la connaissait même pas assez pour faire une phrase complète. Il n’avait jamais parlé que son étrange langue du sud, encore connue par quelques-uns de son espèce, mais que les humains étaient tous incapables d’apprendre. Bien que ce ne fût pas chose aisée, il montra énormément d’intérêt et de curiosité à apprendre. Il lui fallut bien deux ans, à pratiquer tous les jours sans relâche, avant d’arriver à faire une seule phrase complète. Sa langue natale, la langue d’Asiya, n’avait aucune notion de masculin ou de féminin, ou de première ou de troisième personne : puisqu’elle était exclusivement parlée et non écrite, ces détails étaient véhiculés dans le contexte des conversations qui avaient cours et dans le langage corporel, et non dans les mots. La courbe d’apprentissage était donc d’autant plus abrupte pour quelqu’un comme lui, qui avait neuf ans et qui parlait déjà bien sa langue.
Ignorant la date de naissance exacte de Rim, Martin fixa son anniversaire le quatre novembre, soit le jour où il arriva à Lumasarel. Il lui enseigna la politesse, l’humilité et le respect de l’autorité qu’il incarnait, ainsi que toutes les manières inscrites dans le protocole, et exigea de lui qu’il appliquât toutes celles qui s’imposèrent selon les circonstances, pour s’assurer qu’il les apprît correctement par cœur et qu’elles devinssent des automatismes.
Rim fit de la maison de Martin son domaine : elle était grande, propre, sécuritaire et chaude même durant l’hiver, la nourriture semblait ne jamais être un enjeu préoccupant, et il avait sa chambre privée avec son lit; autant de luxes auxquels il n’avait jamais rêvé. Dans les premiers temps, il vénéra ses maitres chaque fois qu’ils lui servirent un repas chaud ou copieux, mais il se trouva à le faire systématiquement tous les jours, et ils en furent rapidement fatigués. Il développa une admiration et une reconnaissance infinies envers eux pour tout le confort que leur garde lui apporta, mais, très rapidement; avant même qu’il ne comprît un traitre mot de français; ils instaurèrent des règles strictes sur les heures de coucher et de sortie, et sur les très nombreuses pièces de la maison qui lui étaient hors limite. Et les conséquences lorsqu’il faisait des écarts étaient de plus en plus sévères.
Il eut très peu de contacts avec Yolande, la femme de Martin : elle était souvent hors de la maison, ainsi ils ne se voyaient que le soir. Jamais en quatre ans ils ne se parlèrent ou se retrouvèrent seuls sans que Martin ne fût dans les parages. Elle semblait se soucier aucunement de lui dans tous les cas.
À mesure que le temps passa, et que Martin monopolisa ses heures éveillées, il cessa de penser à ce qui l’avait mené ici, et les souvenirs qu’il avait de sa vie antérieure s’effacèrent tranquillement. Ses souvenirs de son petit village de Salamey (« la terre humide ») laissèrent place à la vertigineuse cité de Lumasarel (« le monde fleurissant »)1. Il oublia jusqu’au visage de sa mère, mais sa voix ne quitta jamais son esprit, et il se souviendrait toujours des derniers mots qu’elle lui a dits, qui se traduisaient par : « Suis ces gens et fais tout ce qu’ils attendent de toi. »
Quelque part lors d’un printemps où Rim avait onze ans, il y eut la visite d’un inconnu, mais son passage laissa une bonne trace dans sa mémoire : il s’agissait d’un homme nommé Richard Dançon, et il était un proche conseiller du seigneur d’Alandrève. Si Martin fit d’abord preuve de respect et de retenue du fait de son haut rang, la conversation qu’ils eurent devant la porte d’entrée de la maison sembla beaucoup l’énerver.
« Je suis au courant de vos activités passées avec les Fourrures, dit Richard; et j’ai eu vent que vous en hébergez une chez vous en ce moment même. Vous savez que c’est criminel…
— Vous allez vite, monsieur, dit Martin avec une pointe d’ironie; j’ignorais que le simple fait de lui offrir un abri et lui apprendre à écrire ferait de moi un criminel. Vous vous trompez sur ça.
— Des témoins m’ont rapporté que vous étiez en possession d’un chat salemni depuis novembre cinquante-et-un. Or, cela n’est plus autorisé au pays depuis septembre de la même année. C’est donc que vous avez adopté ce sauvage dans l’illégalité.
— Un sauvage? Non, monsieur, vous avez tout faux, insista Martin en secouant la tête. Ce garçon était orphelin et sans famille quand il est venu à moi. J’en ai fait mon enfant pour lui offrir une seconde chance et en faire un membre de la cité.
— Pourtant, les autres animaux que vous et votre père avez dressés, vous en avez fait des esclaves…
— J’ai donc plus d’expérience et de connaissance que quiconque dans cette ville au sujet de leur comportement, l’interrompit Martin; et s’il doit être confié à quelqu’un, mieux vaut que ce soit moi. S’il était resté seul à son âge, ou bien il serait mort, ou bien il serait devenu un prédateur, ou un sauvage, comme vous dites, comme ceux qui sèment le désordre dans le sud. Désordre qui a causé sa situation malheureuse. »
Rim se présenta à l’invité en s’inclinant devant lui. Ce dernier déroula un long parchemin.
« Les lois d’Asiya sur les adoptions s’appliquent aussi aux Fourrures, dit Richard. Le roi a ouvert la chasse aux orphelinats clandestins en quarante-neuf pour les raisons que vous connaissez. Vous avez raison, la façon dont les enfants sont traités dans certains coins du pays donne mal au cœur, et c’est pire en ce qui concerne les Fourrures, vous pouvez me croire. Comprenez notre méfiance.
« Vous devez donner à l’enfant au moins un repas tous les jours, ou deux, selon les moyens de la maison. Vous regardant… je devine que ce n’est pas un problème pour vous.
— Rim déjeune tous les matins et soupe tous les soirs et mange la même nourriture que nous à la même table que nous et aux mêmes heures.
— Il doit avoir un lit à lui avec un matelas. Il ne peut pas dormir sur le tapis comme un chat domestique ordinaire.
— Il a aussi sa propre chambre avec son lit et ses affaires personnelles, dit Martin en hochant la tête à répétition. Nous respectons sont intimité.
— Il doit être libre de ses mouvements. Le séquestrer est un crime. À son âge, surtout, je m’attends à ce que vous le laissiez respirer; mais ça ne vous empêche pas de l’accompagner dehors. Aucun type de laisse n’est acceptable.
— Évidemment… »
Martin soupirait et regardait ailleurs pendant que Richard continuait d’énumérer la liste des droits que Rim possédait étant sous sa tutelle. « Monsieur, je connais déjà toutes ces règles. Vous me faites perdre mon temps.
— Si on a pris le temps de les faire, ces règles, dit Richard dont la patience s’épuisait, c’est parce qu’on a vu plusieurs cas de maltraitance à l’égard des Fourrures, dont certains particulièrement ignobles. Votre passé de dresseur joue contre vous. Vous êtes loin d’être le premier que je rencontre. S’il est trouvé que vous abusez de cet enfant, vous devrez faire face à la justice. On ne plaisante pas avec ça. D’ici à ce qu’il ait quinze ans, au moins, on sera obligé de garder un œil sur vous. »
Martin hocha la tête avec agacement. Richard lui donna une enveloppe. « Monseigneur Treivart souhaite faire le recensement de la population dans la cité. Il serait de bon ton que votre réponse fasse mention de cet animal comme étant votre fils légitime, si toutefois c’est comment vous le voyez vraiment. »
Les années qui suivirent, Rim entra dans une période que les humains appelaient l’adolescence. Il devenait plus mûr et conscient de ce qu’il faisait et de ce qui l’entourait, mais il était également plus expressif et désinvolte. Devant ce changement de comportement qui s’amorçait, Martin dut s’adapter et fit preuve de plus de fermeté lorsque Rim se montrait impoli ou ne lui donnait pas toute son attention. Il craignait que, à force de n’en faire qu’à sa tête, il finisse par ne plus l’écouter. Il craignait perdre le contrôle, chose qui ne lui était jamais arrivé. Il lui dévoila des aspects sombres de sa personnalité, se révélant capable de persuader, d’intimider ou de recourir à la violence lorsqu’il le jugeait nécessaire. La première fois qu’il leva la main sur Rim, ce fut parce qu’il avait pioché dans la réserve de nourriture après maintes interdictions de s’approcher de la porte du garde-manger. Il lui mit deux coups, et ce fut la première fois qu’il le vit pleurer. Il ne culpabilisa aucunement; il avait vécu toute sa vie aux côtés de Fourrures et avait déjà vu son père les frapper plusieurs fois quand il était plus jeune.
Rim finit par faire le deuil de sa mère et de Salamey. Il atteignit sa taille d’adulte, soit environ un mètre quarante; et bien qu’il pût espérer vivre encore une quarantaine d’années, il resterait toujours plus petit et plus faible que l’humain moyen.
Martin et Yolande n’avaient pas d’enfant, malgré l’affection sincère qu’ils semblaient éprouver l’un pour l’autre. Rim supposa en premier lieu que c’était à cause de lui. Après cette couple d’années d’irresponsabilité, où son maitre fit des pieds et des mains pour le redresser, il fit preuve d’une obéissance absolue envers lui, au point où il accepta toutes les choses qu’il lui faisait faire, ou faisait subir, pour son profit personnel.
Martin lui enseigna finalement les lettres et la musique et l’initia au clavecin et aux arts. Il avait également voulu lui apprendre le combat et les armes un jour, mais il décida que cela attendrait quelques années encore. Il ne voulait pas faire germer l’idée que Rim pût lui faire face. Il préférait le savoir sans défense pour le moment.