À mesure que les mois et que les années passaient, Martin semblait gagner en patience et en magnanimité à l’égard de Rim, et ce dernier, en contrepartie, s’était toujours montré chaque jour plus docile que le précédent. Il faut dire que la pendaison de Karimel l’avait refroidi à bien des niveaux, et son maitre laissa à plusieurs reprises sous-entendre que c’était un bon débarras et qu’il ferait mieux de suivre ses enseignements s’il ne voulait pas risquer finir comme lui. Bien qu’il n’eût aucune raison d’être vraiment en colère avant longtemps, ses traits sévères et intransigeants restaient ce qui le caractérisaient le plus.
Rim eut mille occasions pour montrer un comportement irréprochable. Toute l’année qui suivit cette dernière aventure, il accompagna Martin dans la ville, où celui-ci lui présenta les rues, les quartiers, les artisans et les échoppes. Il lui parla très vaguement de l’histoire du royaume d’Asiya. Il lui rappela les bonnes manières et les coutumes, ce qu’il devait et ne devait pas faire en public, comment aborder les gens et comment réagir adéquatement selon les situations.
Il était à chaque fois libre de ses mouvements, et dès le printemps, il commença à faire quelques commissions pour lui. Ce qui le rebutait au début : le sentiment d’être lâché dans l’inconnu l’effrayait, et il craignait chaque instant se perdre, se faire capturer de nouveau, ou bêtement se tromper dans ce qu’on lui avait demandé. Il avait développé une crainte de l’inconnu. Mais comme Martin le força à devenir un peu indépendant, il s’habitua à être seul et à chercher des façons de s’occuper.
Son maitre le laissa fouiller dans ses livres à la maison, et il l’avait également présenté à un vieil homme qui en collectionnait des montagnes. Durant sa journée libre, une fois par semaine, il se rendait jusque chez cet homme en marchant et, s’il était présent, celui-ci acceptait qu’il reste pour bouquiner. Rim s’emparait d’un livre, souvent choisi au hasard, et il s’installait directement par terre pour le lire à la lumière du jour. Il ne comprenait pratiquement rien de ce qu’il lisait, la plupart du temps : les ouvrages parlaient aussi bien de l’agencement des astres et des types de roches, que de philosophie ou de machines de guerre. Mais plus tard, bien plus tard, lorsqu’il lut pour la première fois de la poésie et des romans, il en retranscrit certains passages et rentra à la maison avec eux.
Le vieux libraire ne venait jamais lui parler, ni même aucune des personnes qui pouvaient passer près de son énorme collection; même si quelquefois, Rim pouvait lever la tête et le voir qui l’observait; non pas avec un regard sévère et intransigeant comme il avait l’habitude de Martin, mais avec un sourire calme et bienveillant, celui d’un homme qui s’amusait de voir un enfant consacrer autant de temps à l’étude de vieux papiers qu’il croyait désuets.
Rim se plaisait donc tranquillement à se promener en ville pour observer les gens, toujours discrètement. Il devait être rentré avant seize heures; c’était la règle la plus importante qu’il devait respecter, et il l’avait fait sans faute pendant plusieurs mois. Car après seize heures, la nuit pouvait tomber très vite, et Martin l’attendait toujours pour commencer à préparer le souper. Mais même une fois l’été arrivé, où il faisait jour jusqu’à vingt heures, il n’y eut pas d’allègement à la règle.
Il allait vêtu d’une simple jupe qui descendait à hauteur des genoux, qui lui était beaucoup plus confortable que les vulgaires tuniques que Martin avait eu l’habitude de lui donner. À en voir les autres Fourrures en ville, c’étaient les deux seuls types de vêtement qu’il était commun de porter. La jupe couvrait le minimum et rendait la chaleur de l’été plus supportable, et elle satisfaisait la pudeur des humains sans-queue qui préféraient porter des chausses ou d’autres vêtements recouvrant tout le corps. Martin ayant en effet commencé à se préoccuper de la façon dont il se présentait et de quoi il avait l’air, il trouvait que ce nouveau vêtement lui donnait une bien meilleure allure que de porter une tunique toujours trop grande pour lui.
C’est ainsi habillé qu’il déambula des mois dans Lumasarel, et rien de notable ne survint jusqu’à ce jour-là, au début du mois de septembre, en milieu d’après-midi, alors qu’il explorait un bazar du côté est de la cité. Un endroit qui le fascinait puisqu’il devait y avoir une centaine de personnes à toute heure du jour qui y faisaient leur marché. Le quartier était beaucoup habité par le bas peuple, comme les appelait Martin; mais c’était surtout celui où on pouvait y voir le plus d’Asiyens. Aucun d’entre eux ne faisait particulièrement attention à lui, et cela lui convenait parfaitement, car ses sentiments à leur égard étaient ambivalents, à la fois toujours hanté par le souvenir de sa capture et, en même temps, curieux de rencontrer d’autres gens dans un contexte plus cordial.
Le pire manqua de se produire, alors que le hasard le mit sur la route d’un fugitif. Un fugitif qui lui ressemblait comme deux gouttes d’eau, ou du moins, assez pour semer la confusion. Celui-ci cavalait à travers le bazar, bousculant les passants. Il tomba nez à nez avec Rim, qui fut plongé dans un état de confusion, car il ne comprenait pas à qui il avait affaire. Et en l’espace de deux secondes, avant qu’il n’eût le temps de comprendre quoi que ce fût, le fugitif lui balança un sac à la poitrine, dont Rim s’empara machinalement; puis il reprit son chemin, courant, bondissant sur ses quatre pattes, puis il disparut du bazar sous les exclamations de stupeur de la foule.
Mais devant lui, Rim ne vit qu’une seule chose : deux miliciens avaient fait irruption sur la place. Ils semblaient à bout de souffle mais n’en démordaient pas, continuant de pourchasser leur fugitif. « Attrapez-le! » dit l’un d’entre eux.
Rim paniqua, car les hommes se dirigeaient vers lui. Ses pensées défilèrent à toute vitesse. Que faire, que dire, comment réagir? Son bon sens l’abandonna et céda sa place à son instinct de survie. Il tourna les talons et s’en fut dans la direction opposée, s’accrochant à la poche qu’il s’était fait donner mais dont il ne se souciait nullement. Il courut plus vite qu’il n’avait couru de toute sa vie sans se retourner et s’engagea dans une rue adjacente. Il prit à gauche, à droite, tout droit, à droite, puis encore à gauche; il perdit assez rapidement le fil, mais il s’enfonça bien plus loin dans le labyrinthe qu’il ne s’en rendit compte. Il ne s’arrêta que lorsqu’il fut complètement essoufflé, au centre d’une allée si étroite que la lumière du soleil ne se rendait plus au sol. Il se plaqua le dos contre l’un des murs et s’accroupit, et, réalisant ce qui venait d’arriver, il se mit à trembler de peur.
De l’autre côté de la rue, un chat apparut, comme sorti de nulle part, et s’approcha de lui, jetant de temps à autre un regard derrière. À sa vue, Rim se mit debout. Celui-ci était plus grand de seulement un pouce, mais autrement, il eût juré voir son reflet dans la glace. Excepté leurs habits et quelques détails, ils étaient très ressemblants.
« Comme je te rencontre enfin », dit-il. Il arracha le sac des mains de Rim. « Ça fait plusieurs mois que je vois trainer dans le coin, tu sais? Tu es le premier de ma race que je rencontre ici. On doit être faits pour s’entendre. Tu peux m’appeler Vincent. Et toi, c’est Rim, si je ne dis pas de bêtise.
— Comment me connais-tu? demanda Rim.
— Je t’ai observé, tu crois bien! Imagines-tu qu’il n’y a aucun autre chat comme nous deux dans cette ville? En tout cas, aucun qui ne soit libre de sortir dehors et d’être vu. Alors que pouvais-je faire d’autre, quand je t’ai vu, que de te suivre à la trace pour apprendre qui tu es? »
Vincent continuait de regarder nerveusement de côté et d’autre de la ruelle. « Viens avec moi, dit-il. Si les soldats nous tombent dessus, on est cuits. Je connais un endroit où on peut se cacher.
— Pourquoi tu as fait ça! » dit Rim. Il parla sèchement et avec une force qui le surprit lui-même, et il trembla comme une feuille. Tous les souvenirs de son emprisonnement lui revinrent. Il n’avait qu’une vision en tête, et c’était de se retrouver enfermé dans les cachots pour, encore une fois, un crime qu’il n’avait pas commis.
Vincent lui mit une tape sur l’épaule. « Ne t’en fais pas, dit-il. Ça ne sont que quelques fruits. Ils ne mettront pas la ville sens dessus dessous rien que pour ça. Allez! Viens! »
Ainsi Vincent lui fit traverser des ruelles sombres et grimper des murs, tout en se cachant derrière des portes et des colonnes pour éviter les regards. Rim était plus que jamais divisé entre la crainte de ce qui viendrait et la curiosité d’en savoir plus, et il se laissa guider par le bout du nez par ce garçon qui lui ressemblait étrangement beaucoup. Il n’avait, de toute façon, plus aucune idée du chemin pour rentrer chez lui, et Vincent avait réussi à lui instiller la crainte qu’il serait de nouveau capturé. Ils s’arrêtèrent finalement devant une vieille porte en bois au milieu d’une allée de façades d’immeubles en rangée. Elle s’ouvrit sur une seule pièce d’environ quinze mètres carré : elle était vide excepté pour quelques caisses et tonneaux vides qui trainaient et de grands sacs vides étendus par terre à la manière de couches. Elle n’était pas éclairée autrement que par la petite fenêtre qui donnait sur la rue d’où ils venaient, où le soleil ne devait pas se voir plus d’une heure par jour.
« Voilà! fit Vincent. C’est ici que je viens pour m’abriter. On pourrait dire que c’est ici que je vis, même si je passe tout mon temps dehors en réalité. C’est plus une remise qu’une maison. Je ne sais pas à qui c’est, mais comme il n’y a jamais personne, j’en profite.
— Tu vis ici? demanda Rim.
— Oui et non, je vis un peu partout, et j’ai quelques copains dans le quartier. Et toi, alors? Tu vis où? Tu n’es pas du coin, je crois.
— Non, en effet », souffla Rim. Il considéra la tristesse du lieu que Vincent appelait son abri. C’était bien la seule chose à laquelle cet endroit devait servir. Habitué au confort de sa maison, il n’avait aucune idée des conditions de pauvreté et de précarité dans laquelle pouvaient se trouver la majorité des gens qu’il croisait dans la rue. Il n’appréhendait pas que Vincent pût n’habiter nulle part dans cette immense cité.
« Alors, dis-moi, d’où viens-tu? insista Vincent.
— Je… je ne sais plus… souffla Rim.
— Comment ça, tu ne sais plus? Oh, mais dis-moi, as-tu un endroit où vivre? Sinon, tu n’as qu’à rester avec moi. Je te l’ai dit, je crois que nous sommes les seuls chats ici. Il faut qu’on reste ensemble.
— Non! Enfin, si! bégaya Rim. Si, je vis bien quelque part, et je dois y retourner. Je ne peux pas rester ici. Mais je ne dois surtout pas me refaire capturer par les soldats, et je ne sais pas comment retrouver le chemin de la maison. Seigneur! Pourquoi tout ceci m’arrive-t-il? Je ne sais pas quoi faire, maintenant.
— Relaxe! dit Vincent. Je t’aiderai à retrouver ton chemin plus tard ce soir. Je connais des chemins surs où on ne nous verra pas. Mais pour tout de suite, il vaut mieux rester cachés.
— Mais je ne peux pas non plus rester! Ne comprends-tu pas? Ce soir, ce sera beaucoup trop tard. Mais quelle heure est-il? Comment savoir l’heure qu’il est, sans sortir d’ici, sans cadran, sans horloge?
— Hé bien, il y a une chapelle pas loin d’ici, et si on tend bien l’oreille, il arrive qu’on entende le carillon du dernier quart de journée. »
Les oreilles rabattues et le visage grimaçant, Rim sembla parfaitement dépité.
« Non! Non! Ce n’est pas possible, dit-il. Il faut que je rentre chez moi. Tu dois m’aider, je t’en supplie. (Il se saisit nerveusement du bras de son compagnon et le tira faiblement vers la sortie, sans toutefois le faire bouger.)
— Mais on ne peut pas! dit Vincent, dont la patience s’épuisait. À l’heure actuelle, les soldats nous cherchent et interrogent les passants à notre sujet. C’est trop dangereux de sortir. Je te promets que je t’aiderai à rentrer quand ce sera plus sûr. Qu’est-ce qui te met si mal?
— C’est une catastrophe, c’est une catastrophe », répéta Rim. Il se prit la tête dans les mains. Vincent remarqua qu’il avait les griffes sorties et le poil hérissé, et il se mit nerveusement à marcher en cercle.
La porte de l’abri s’ouvrit et deux personnes entrèrent lentement. Il s’agissait de deux loups pratiquement identiques, et pour cause, ils étaient en réalité frère et sœur; et Rim reconnut immédiatement le frère, Manuel, qu’il avait rencontré une année plus tôt, lorsqu’il avait été en prison. De le voir le rassura suffisamment pour qu’il cesse de paniquer, et en retour, Manuel lui adressa un sourire aimable et le salua d’un signe de la main.
« Je me demandais ce qu’il s’était passé quand un garde m’a parlé de deux chats, dit-il. Il avait l’air fatigué, physiquement comme mentalement. C’est encore une histoire de vol à l’étalage, pas vrai? La prochaine fois, faites attention de ne pas vous faire voir. N’oubliez pas qu’on a tous la même valeur pour eux. »
Élaine, la sœur de Manuel, s’intéressa à Rim aussitôt qu’elle le vit. Elle s’approcha pour le renifler, sans considération pour son anxiété apparente. « Tu sens comme les humains, dit-elle avec un certain dégout dans la voix. Et l’anneau sur ton oreille et les vêtements que tu portes me font croire qu’ils t’ont dressé. »
Rim fut ainsi forcé de rester à l’intérieur comme tous les autres lui barrèrent la route. Pendant pratiquement deux heures ils essayèrent de lui faire prendre conscience de sa condition d’esclave. Mais Rim ne cédait pas; et tout du long, il ne comprenait pas de quoi ils parlaient, ni ce qu’ils lui voulaient. Il ne manqua pas de leur faire remarquer que, à cet instant, c’étaient eux qui le retenaient prisonnier.
Il monta aux barricades lorsqu’ils voulurent s’en prendre à Martin.
« Il m’a hébergé, il m’a nourri, il m’a appris à lire, à écrire et à compter, dit-il. Il m’a donné une éducation. En ce moment il m’enseigne la musique et l’histoire.
— Ce n’est pas une éducation, c’est un dressage, martela Élaine. Il te prive de ton libre arbitre et il te rentre dans la tête qu’il n’y a que lui pour que tu ne connaisses rien d’autre et que tu restes dépendant de lui aussi longtemps qu’il voudra.
— Mais il m’a sauvé la vie! Il m’a recueilli quand j’étais jeune et il m’a sauvé alors que j’étais en prison, dit Rim. Je lui en serai éternellement reconnaissant. Je lui dois ma vie. Sans lui, je ne serais plus là.
— Mais sans lui, tu serais libre!
— Mais j’ai déjà le droit d’aller où je veux. Et maintenant je veux rentrer et c’est vous qui m’en empêchez. Alors que c’est ça que je veux; rentrer.
— Il faut que tu comprennes, lorsqu’il aura terminé ton dressage et que tu seras adulte, il te revendra au plus offrant. Tu ne seras plus maitre de ta personne. Tu seras tenu en laisse et soumis à la volonté et aux caprices d’un riche qui n’a que faire de toi. Tu crois peut-être qu’il t’aime, mais tu n’es qu’un objet à ses yeux, et un jour il se débarrassera de toi. »
Rim semblait inébranlable, et jamais il ne démordit de sa position : « Je ne sais pas d’où vous tenez ces idées, mais vous avez tout faux! En tout cas, en ce qui me concerne. Il n’y a aucune raison pour laquelle il ferait ça… »
Au milieu de sa phrase, Élaine, qui était visiblement en colère, lui colla une gifle qui le bouscula et le mit en état d’alerte. Tout le monde se tut subitement. Il se décida enfin à s’enfuir, mais Élaine se tenait entre lui et l’unique sortie. Il recula lentement, tout tremblant, de nouveau les griffes sorties et le poil hérissé.
« Défends-toi! » dit Élaine. Elle s’avança vers lui, et il continua de reculer jusqu’à finir contre le mur. Il essaya de s’éclipser sur le côté, mais la louve se saisit de lui pour le projeter violemment contre le mur, où il se cogna la tête. Étourdi, il se laissa mollement tomber par terre.
« Vas-y! Attaque-moi! » insista Élaine. Elle l’agrippa par les épaules pour le remettre debout et elle se posta devant lui, les mains dans le dos, se penchant même légèrement vers l’avant pour se mettre à sa hauteur.
« Qu’est-ce que vous me voulez? dit Rim, la voix vacillante.
— Que tu me frappes!
— Mais je… ne peux pas faire ça… »
Élaine ne lâcha pas le morceau, et elle le frappa de nouveau dans l’espoir de provoquer une réaction.
« Ne me force pas à te faire plus mal, grogna-t-elle. Défends-toi!
— Fais-le! dit Vincent. Frappe-la comme elle t’a frappé toi. Montre-lui à quel point c’est douloureux. »
Lorsqu’elle voulut le frapper de nouveau, Rim réussit à l’esquiver; il se baissa vivement et réussit à se glisser sur le côté et à s’éloigner du mur au pied duquel il était acculé. Élaine se retourna et lui envoya un autre coup, puis plusieurs autres, mais il réussit à tous les éviter. À un moment, on entendit Rim émettre un feulement, puis, en un seul geste vif, il réussit à mettre à la louve un coup de griffe qui laissa une marque sur son museau.
Élaine aboya et se couvrit le visage. Aussitôt, Rim se prit de nouveau la tête dans les mains et fit dos aux autres en y allant d’une kyrielle d’excuses, tremblotant et en pleurs.
On entendit bientôt le carillon de dix-huit heures. Les quatre Asiyens étaient maintenant assis chacun dans un coin de la pièce. Rim était particulièrement angoissé, et le son des cloches, d’habitude si joli à ses oreilles, lui donna la chair de poule car il lui rappela qu’il avait dû être rentré depuis déjà deux heures.
Manuel dit : « Il y a un an, quand je suis allé en prison, j’ai cru que j’allais mourir là, seul. Je suis resté trois semaines avec rien d’autre qu’un peu d’eau et je n’ai eu droit qu’à deux maigres repas. Karimel est sorti après une semaine seulement. Ils l’ont pendu pour avoir voulu assassiner le roi. Je l’ai envié. Après que Nelli était parti, j’étais prêt à prendre sa place.
— Que lui est-il arrivé? demanda Rim.
— C’est terrible. Il ne supportait pas d’être enfermé. Il pleurait et se plaignait toute la journée et, la nuit, il dormait à peine. Il faisait des cauchemars et il se réveillait en hurlant. J’ai fait ce que j’ai pu pour le rassurer, mais il n’y avait rien pour le calmer. Il paniquait. » Sa gorge se serra. Sa voix était tremblante et lourde de peine. « Après trois jours, les gardes n’en pouvaient plus, ils ne voulaient plus l’entendre. Ils l’ont emmené, puis ils sont revenus des heures après sans lui. Ils m’ont raconté comment ils l’ont torturé, jusque dans les détails les plus glauques, puis comment ils l’ont battu jusqu’à ce qu’il arrête définitivement de crier. Le pauvre, toute sa vie, des gens l’ont torturé rien que parce que ça les amusait de le voir souffrir. Et je lui avais promis que je l’en protègerais, mais à ça, j’ai échoué. »
Il marqua une pause avant de reprendre, la voix chancelante.
« Quand ils sont venus chercher Karimel pour l’emmener à la potence, je leur ai demandé de me prendre moi aussi, mais ils ont refusé. Et ç’a été une sentence pire que la mort elle-même. Car il n’y a rien de plus cruel dans notre monde que de voir sous ses yeux l’être cher disparaitre à jamais sans avoir la chance de lui dire adieu, de lui rappeler qu’on l’aime, juste une dernière fois. »
Il y eut un long silence.
« Ça fera une année bientôt, reprit-il. Je n’ai jamais réussi à faire mon deuil. Je… ne serai jamais capable de leur pardonner. Il me manque terriblement.
— Je suis désolé », dit mollement Rim. Ce dernier était hanté par le souvenir de Nelli qui, désespéré, avait supplié Martin de l’emmener avec lui lorsqu’il était venu le libérer, et il se rendit compte que, depuis lors et jusqu’à ce jour, il avait complètement oublié cette rencontre.
Environ une heure plus tard, il réitéra sa demande de pouvoir sortir.
« Nous ne pouvons pas t’empêcher d’y retourner si c’est vraiment ce que tu veux, dit Manuel. Ce serait malhonnête. Mais j’espère que ces rencontres, aujourd’hui, tu ne les oublieras pas comme les précédentes. Il faut que tu gardes à l’esprit qu’il existe des gens comme toi et qu’il y a un monde au-delà de ce que te fait voir ton maitre. N’oublie jamais ça. Et surtout, ne lui dis rien sur nous. Il serait capable d’une violence que tu n’imagines pas; envers toi comme envers nous. »
Manuel l’accompagna donc sur une partie du trajet, jusqu’à quelques coins de rue de sa demeure. Lorsque Rim s’introduisit dans la maison, il se sentit faible, minuscule et angoissé. Il se traina les pattes jusqu’à l’escalier pour aller rejoindre sa chambre, mais juste avant de s’y engager, il aperçut Martin, dans le salon à sa droite, assis sur son fauteuil, qui le fixait sévèrement.
Rim s’avança alors lentement et s’agenouilla devant lui, terrifié, la tête penchée, les oreilles rabattues et la queue repliée sur lui-même. Il se sentait couvert de honte. Quoi que fussent ses reproches ou sa punition, il se prépara mentalement à les recevoir.
« Tu as vu l’heure? dit Martin. Pourquoi tu n’es pas rentré?
— Je suis désolé, monsieur, dit Rim, la gorge nouée. Des soldats m’ont poursuivi. J’aurais dû rentrer mais je… j… j’ai été infidèle. » Il bégaya cette dernière phrase, comme s’il avait cherché l’énergie et le courage de la dire de vive voix.
Il ferma les yeux alors que Martin se mit debout, puis celui-ci le frappa d’une gifle au visage avec autant de force et d’élan qu’il en fallut pour le faire renverser sur le côté. Le bruit de l’impact retentit dans toute la maison. Rim s’efforça du mieux qu’il put pour retenir ses plaintes.
Martin prit une grande inspiration, semblant contenir sa colère. « C’est parce qu’il me rend triste de te faire mal, que je me retiens de t’en mettre d’autres. Mais tu mérites une correction bien plus grande que cela. »
Il lui mit un collier. C’était un mince collier noir serré au ras du cou, serti d’une boucle au niveau de la nuque et d’un anneau à l’avant. Rim le tâta avec ses mains, perplexe, se demandant quelle en était la signification, et il se remit péniblement debout.
« J’espère que tu as bien profité de ta sortie, car tu en seras privé pendant un bon moment. Va dans ta chambre maintenant, et n’en ressors pas avant que je t’y autorise.
— Monsieur, je voudrais seulement… » commença Rim.
Martin le menaça en levant de nouveau la main, et Rim se tut instantanément en fermant les yeux et en serrant les poings avec frayeur.
« Ne discute pas mes instructions, dit fermement Martin. Tu m’as suffisamment déçu pour aujourd’hui. Hors de ma vue! »
Rim lui fit dos et quitta la pièce, l’air dépité, avec le sentiment d’avoir mordu la main qui le nourrissait. Il ne s’en rendit pas compte sur le coup, mais les rencontres qu’il avait faites ce jour-là lui sortirent de la tête à une vitesse effarante. Toutes ses pensées n’étaient plus focalisées que sur les fautes qu’il avait commises et sur son maitre auprès de qui il devait maintenant les expier.